vendredi 2 septembre 2011

Carton plein

Challes-les-Eaux. On est à la fin de l’été 1998 et, comme cela arrive de temps en temps, il y a pléthore d’instructeurs au starter du vol à voile. Comme on n’a pas besoin de moi, mais qu’il me plaît de traîner sur le terrain je reste là simplement à aider les autres à décoller. Comme souvent, des touristes de passage avancent un pas prudent au-delà du portillon et de son panneau « Accueil vol à voile », curieux et craintifs à la fois.

Comme je sais que nous ne sommes pas toujours très efficaces au niveau de l’accueil, je décide d’utiliser mon oisiveté forcée de ce jour pour la bonne cause. Alors je me porte vers les arrivants pour leur proposer de les accompagner près d’un planeur, et de leur expliquer comment ça marche. C’est ce qu’on fait systématiquement pour ceux qui viennent voler, mais on n’a pas forcément le temps de le faire pour ceux qui viennent juste jeter un œil. On commence avec un garçon d’une dizaine d’année, accompagné de sa maman. Il ressort ravi de l’habitacle dans lequel je l’ai enfermé en fin de visite. Ce sera peut-être plus tard un futur pilote, qui sait ?

On passe au suivant, puis au suivant du suivant, et ça occupe bien mon après-midi.
Se présente alors un monsieur âgé d’environ soixante-dix ans. Pas de problème, même s’il y a peu de chances qu’il vienne ensuite apprendre à piloter, j’avance vers lui pour l’engager à franchir le portillon et à avancer vers les planeurs. On soulève une verrière, et je commence à lui expliquer l’utilisation du manche à balai. Il écoute poliment, puis me pose une question « sur les palonniers ». Tiens, tiens…

Les palonniers, sur un appareil volant, ce sont les pédales que le pilote utilise pour manœuvrer la gouverne de symétrie, c’est-à-dire le volet mobile à l’arrière de la dérive. Mais pour le commun des mortels, en les regardant, ça s’appelle des pédales. Celui qui en connaît le nom technique a forcément des bases en pilotage. Je lui demande alors s’il est pilote. Il me dit qu’il l’a été temporairement, ayant suivi dans les années cinquante une formation pré-sélective de l’Armée de l’Air.

En 1950 en effet, il a été décidé de changer le mode de sélection des apprentis-pilotes. Pendant trois années, certains centres nationaux ont reçu tous les deux mois des groupes de jeunes désireux de devenir pilotes militaires. On leur donnait alors une formation de base au pilotage, et on évaluait leur capacité à suivre cette instruction, leur discipline, leur aptitude à se repérer dans l’espace, non seulement lors d’un test final mais également tout au long de la formation elle-même. Ceux qui parvenaient à voler solo en moins de 12 heures de vol étaient sélectionnés pour partir aux Etats-Unis ou au Canada suivre la suite du cursus. Et pour ce faire, des Stampe d’origine militaire (Armée de l’Air ou Marine) avaient été affectés aux centres de formation. Ils seront civilisés par le suite, et resteront la cheville ouvrière des centres nationaux de formation aéronautique.

Comme je sais que Challes-les-Eaux a fait partie de ces centres, et en espérant tenir là un témoin de première main pour m’en raconter les détails et les anecdotes, je lui demande s’il l’avait fait ici. Pas de chance, c’était pour sa part à Mitry-Mory, en région parisienne. Mais ce n’est pas grave, nous voici partis à papoter de cette époque et de ces formations… pour le reste de l’après-midi.

En partant, tout content d’avoir rencontré quelqu’un qui s’intéressait à ces petites histoires, il me demande mes coordonnées pour m’envoyer des livres. Comme je lui demande pourquoi, il me dit qu’il devient vieux, que sa fille ne s’intéresse pas du tout à l’aviation, et qu’il a chez lui quelques ouvrages qu’il n’aimerait pas savoir partir à la décharge lorsqu’il quittera ce monde, préférant qu’un autre passionné les récupère. Il habite dans le Nord-Est, mais passe de temps en temps dans le coin car sa fille loge vers Grenoble.

Bon, soit, pour lui faire plaisir j’acquiesce à sa demande. Mais il ne faut pas rêver, je ne sais tout d’abord pas si ces livres seront intéressants, et je ne suis pas certain qu’il le fasse vraiment. Pas de quoi se tracasser !
Et avec la rentrée qui arrive, j’oublie cette histoire.

Quelques mois plus tard, un peu avant Noël, coup de fil d’un monsieur qui se présente comme son gendre. Il dit qu’il a un carton à me déposer, mais comme je ne peux pas être là quand il va passer, nous convenons qu’il le dépose simplement sur ma terrasse.
Le soir, en rentrant, je trouve effectivement un paquet qui m’attend, plus gros que ce à quoi je m’attendais. Comme un gamin un matin de Noël, je me précipite pour l’ouvrir.

Et je commence à sortir les livres qu’il contient.
Heureusement que je suis assis, car la surprise est immense.
Je sors tout d’abord deux très vieux livres de grande taille. Vous savez, de la taille imposante de ces vieux dictionnaires. Il s’agit de « La guerre aérienne » écrite par Jacques Mortane au lendemain de la Première Guerre Mondiale, deux tomes édités vers 1920. Des incunables !
Ensuite il y a l’histoire de l’aviation écrite dans les années 70 par René Chambe. Voilà un autre superbe grand et gros livre que je suis bien heureux de retrouver. C’est le même que celui dont disposait mon lycée, quelques vingt ans plus tôt, et qui me paraissait déjà si précieux.
Puis, outre deux livres plus habituels de Collier (Le jour de l’Aigle) et Marcel Jullian (La grande bataille dans les airs) je découvre de véritables œuvres d’art dans le fond du carton.
Il y a tout d’abord un portfolio de Paul Lengellé, le peintre de l’air, intitulé « 80 ans d’aviation militaire », puis un ensemble de huit ouvrages du Commandant Moreau-Bérillon se présentant comme des pochettes de feuilles A4 reprenant tous les insignes des escadrilles françaises, et dont la réalisation semble semi-artisanale. Un ensemble qui n’a été tiré qu’à mille exemplaires.
Ceux qui connaissent ces ouvrages apprécieront la rareté du présent !

Des années plus tard, ce n’est pas sans émotion que je les vois dans ma bibliothèque.
Merci M.Beaudoin d’avoir joué au Père Noël, et de m’avoir confié tout cela, j’essaierai d’en être digne.

Et quand des visiteurs pointent le bout de leur nez sur un aérodrome, n’hésitez pas à les accueillir. Vous le ferez pour eux, et pour l’aviation en général. Et sans le savoir, vous le faites peut-être aussi pour vous, mais ça vous ne le savez pas encore.

JNV septembre 2011