Nous sommes à l'aube des années (19)80 et les Rencontres Amicales battent leur plein. Comme je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans, voire plus, ne peuvent pas connaître, rappelons que cette petite compétition se tenait jadis tous les ans à Challes lors des week-ends de l'Ascension et de Pentecôte. Les compétiteurs, locaux et invités de toute la région, s'y préparaient de longue date car petit ou pas, on prenait ce championnat très au sérieux. Il y avait deux classes de planeurs, les « polymères » , ou plastiques pour le commun des mortels, représentant le fleuron de la technologie, et les « ligneux » dits aussi « bois & toile » chez les non-initiés, plus anciens mais tout aussi respectables. Un jour, bien plus tard, les rencontres amicales deviendront championnat régional Rhône-Alpes, gagnant en valeur officielle, mais perdant à la fois une attache challésienne puisque se déroulant alors à tour de rôle sur un des aérodromes de la région, et un peu en convivialité car ne permettant plus à plusieurs pilotes de se relayer sur un même planeur.
L'Ascension et la Pentecôte, ce peut être de fabuleuses météos avec des vols magnifiques.
C'est hélas souvent aussi le blocage d'un front froid sur les Alpes avec son cortège interminable de journées pluvieuses. La loterie, quoi ! Cette année-là le gros lot n'a pas encore été tiré, et la première partie, celle de l'Ascension, n'a pas vraiment été caractérisée par ses ascendances.
Les pilotes sont donc un peu frustrés de vols quand arrive le second week-end, et certains arrivent le couteau entre les dents. En ce premier jour, les conditions ne sont pas terribles à nouveau, mais une épreuve est néanmoins lancée, plus pour maintenir le moral des troupes que dans l'espoir d'une réelle prouesse sportive. Les plafonds des nuages sont bas, le ciel est gris et organisateurs s'attendent à voir petit à petit à voir l'ensemble des planeurs de la compétition se reposer sagement sur l'aérodrome, et chacun se préparer au banquet du soir, autre grand moment de ces rencontres annuelles.
Et soudain, la nouvelle tombe: Si, si, un planeur a réussi à braver les nuages bas et menaçants et à voler, ou devrions-nous dire à ramper, jusqu'à La Motte-en-Bauge où il s'est finalement posé dans les champs bien connus que l'on y trouve. C'est Serge Mazoyer, et il a réussi cet exploit avec un vénérable Bijave. C'est d'autant plus méritoire que, bien que ces champs se trouvent au coeur du Massif des Bauges, il y a à peine 25km à vol d'oiseau (et de planeur en l'occurrence) depuis Challes, ce qui ne devrait lui rapporter aucun point au classement, la distance étant trop faible pour valider l'épreuve.
Il faut cependant aller les chercher dans leur champ, lui, son copilote et leur fier destrier. Comme il y a peu de chances qu'il y en ait d'autres qui aillent ainsi "aux vaches", c'est le coeur léger que nous préparons remorque et véhicule tracteur, et les bonnes volontés ne manquent pas. Ce n'est pas plus mal en songeant d'ores-et-déjà au démontage du Bijave, et notamment au poids du tronçon central des ailes quand il faudra le hisser sur la remorque. Nous ne serons pas trop de cinq sur place, et nous partons donc à trois. C'est Philippe Mazzéga qui conduit et je suis à ses côtés. Nous prenons la direction des Bauges, c'est-à-dire que nous commençons par une montée en direction de Saint-Jean-d'Arvey.
St-Jean-d'Arvey est un village accroché aux pentes du Mont Peney, placé stratégiquement comme porte du Massif des Bauges. Tout est en pente ou en devers dans cette commune. On dirait un balcon placé au tiers inférieur de la montagne, balcon donnant sérieusement de la gîte mais offrant une vue magnifique sur toute la vallée au sud de Chambéry. Lorsqu'on a traversé quasiment toute l'agglomération, la route se sépare en deux branches, comme un « Y », avec à gauche la route qui dessert la station de La Féclaz, et à droite celle qui mène à celles des Aillons/Margériaz. Et placé juste devant cette intersection, un café, le « Saint-Jean » a pignon sur rue. A défaut d'une véritable terrasse, quelques tables sont disposées sur le trottoir pour permettre aux clients d'y prendre l'air aux beaux jours.
Lorsque nous arrivons devant le « Y » avec Philippe, un doute nous prend: droite, gauche, droite ? Nous avons beau être du coin, ce n'est pas une route que nous empruntons souvent, surtout avec une remorque à planeur attelée. Nous tombons d'accord sur le fait de prendre à gauche. Il y a pas mal de monde attablé au Saint-Jean, ils n'ont pas manqué de voir cet étrange équipage ralentir à l'approche du croisement, hésiter, puis repartir. Ils nous envoient de petits signes amicaux, auxquels nous répondons, tout fier que nous sommes de passer ainsi pour les aventuriers d'un jour.
Nous continuons donc notre ascension, mais le doute s'insinue à nouveau. Les seuls panneaux que nous voyons nous indiquent La Féclaz, et nous nous imaginons mal débarquer avec notre tombereau roulant dans la petite station de ski. La mort dans l'âme, nous réalisons que nous avons du nous tromper. Il faut revenir en arrière. Ce n'est pas évident de faire faire demi-tour à notre attelage. Mais heureusement nous sommes nombreux. Dans un bout de ligne droite suffisamment dégagé, nous dételons la remorque, et pendant qu'un de nous s'occupe de l'éventuelle circulation qui surviendrait, nous lui faisons faire un 180°. Une fois la remorque placée dans l'autre sens, Philippe fait faire demi-tour à la voiture, nous rattachons le tout, et nous voilà repartis pour St Jean d'Arvey.
En arrivant à la patte d'oie, une nouvelle conclusion s'impose: on ne pourra pas tourner directement à gauche pour aller sur l'autre route, car le virage en épingle à cheveu que ça suppose est incompatible avec notre rayon de braquage. Nous faisons donc au plus simple: nous retraversons St Jean, et arrivés de l'autre côté de l'agglomération, nous répétons sur un bout de ligne droite notre savante manœuvre du demi-tour avec dételage/ré-attelage. Quand nous repassons devant la terrasse du café pour la troisième fois, nous répondons encore aux signes amicaux des attablés, mais le coeur y est moins. Nous nous engageons donc sur la route de droite du désormais célèbre « Y »...
Cette fois la route descend vers la rivière de la Leysse. Mais rapidement, c'est notre moral qui se met à son tour à descendre car une évidence s'impose: nous ne sommes pas du tout sur la bonne route. Celle-ci va ensuite remonter le long du Margériaz pour passer le Col des Prés, et ce n'est pas le bon chemin pour atteindre La Motte-en Bauge. Ou en tous cas ce ne sera pas le plus rapide ni le plus efficace. Nous décidons donc de revenir vers la première route que nous avions essayée, qui aurait certainement été la bonne si nous avions attendu que les panneaux nous indiquent le Col de Plainpalais. Bon, nous commençons à être rodés: arrêt sur un bout de ligne droite, dételage, demi-tour, attelage, et nous reprenons la route de St Jean d'Arvey.
En arrivant au croisement des routes, le même problème se pose, impossible de tourner directement vers la bonne direction pour cause de rayon de virage. Nous passons donc devant le café St Jean la queue entre les pattes et le regard fixé bien droit sur la ligne d'horizon, en essayant de combattre le fou-rire qui nous gagne et nous allons vite faire faire plus loin un nouveau demi-tour à notre étrange caravane.
Revenir une dernière fois vers le « Y » pour prendre la voie de gauche que nous n'aurions jamais du quitter nous refait bien sûr repasser devant la terrasse du café. Alors, lorsque nous arrivons à hauteur des tables, nous ralentissons, baissons la vitre, prenons un air très sérieux et demandons aux clients: « Vous n'auriez pas vu un planeur posé par ici ? Ca fait un moment qu'on le cherche... »
Une fois repartis, et nantis de plein de suggestions quant à l'endroit où pourrait se trouver la chose, nous remontons vers le Col de Plainpalais dont nous trouvons enfin la signalisation, et le reste du dépannage du planeur se déroule de façon beaucoup plus classique.
Pour le retour, nous opterons finalement pour un retour via le Pont de l'Abyme et Aix-les-Bains, certes un petit peu plus long mais ne demandant plus de franchir des cols.
Et on ne sait jamais, il aurait pu rester du monde devant le Saint-Jean...