1986, je traîne mon ennui dans Paris. En formation à l’INSEP de Vincennes, je saute dès que l’occasion se présente dans un TGV à destination de Chambéry pour y passer les week-ends. Mais en cette fin mai c’est le pont de l’Ascension et j’ai du rester sur place car j’ai rendez-vous à Chérence, près de Mantes. En effet je ne suis toujours pas motorisé et je dois participer la semaine suivante aux « Finales » de l’Aéro-Club National des Electriciens et Gaziers (ANEG). Ces rencontres amicales sont organisées cette année sur l’aérodrome de Briare, et il a été convenu que je descendrai « en stop » avec les vélivoles parisiens pendant que mon co-équipier, Jean-François Bude, amènera directement là-bas le planeur depuis Challes.
Mais l’Ascension, c’est aussi à Chérence une tradition inébranlable, le Challenge Shallow, une autre compétition amicale qui se déroule également par paires de pilotes se succédant d’un jour sur l’autre aux postes de pilote et de dépanneur. C’est au milieu de la préparation du décollage de la dernière épreuve que je débarque, en touriste puisque je ne vole pas dans ce club.
J’ai à peine le temps de dire bonjour et de serrer quelques mains que l’on me met devant un cas de conscience : Philippe Debitus a un souci. Il doit voler aujourd’hui mais son coéquipier n’a pu se libérer. Seule sa femme peut être là au cas peu probable où il aille « aux vaches » dans un champ au lieu de boucler l’épreuve, et qu’il faille aller le chercher avec une remorque. Peu probable, et même hautement improbable car, tradition oblige pour une dernière épreuve, le circuit a été choisi de courtes dimensions de manière à ce que la grande majorité des pilotes soient de retour le soir pour la remise des prix, et bien entendu pour les agapes qui vont avec. De plus la météo est rassurante, et Philippe est un pilote chevronné, pas le type à faire n’importe quoi. Mais son épouse est enceinte, et ce de manière assez avancée, et n’est pas certaine que la fatigue d’un dépannage soit compatible avec le repos imposé par son état.
Il me demande donc si je pourrais venir en aide à madame, dans le cas très hypothétique où ça viendrait à arriver (la vache, pas le bébé), en préparant la remorque et en conduisant l’auto…
Comme je suis moi-même en tant qu’auto-stoppeur officiel dans l’attente d’un service, et ne serait-ce que parce que ça ne se refuse pas sur un terrain de vol à voile, j’accepte ce poste très temporaire, destiné surtout à tranquilliser sa moitié.
Rassuré également, Philippe finit de préparer son Pégase et tout le monde décolle. Au sol, nous nous préparons à passer un long après-midi à attendre le retour des pilotes et de leurs vaillants destriers. Je commence à me promener sur ce terrain illustre de l’histoire vélivole parisienne, sur lequel je mets pour la première fois les pieds, quand un des autochtones, l’air goguenard, se précipite à ma rencontre pour m’annoncer, qui l’eût cru ? que Philippe est vaché…
Bon, en fait, ce n’est qu’une formalité car il est posé dans un champ à même pas 30km au sud, et il a déjà tout pris en mains : plutôt que de nous attendre près d’un pré pas forcément facile à trouver, il nous donne rendez-vous sur la place du village voisin, où nous devrons le retrouver à la terrasse d’un troquet avec des cousins à lui qui, coïncidence, habitent à deux pas de là.
Comme je n’ai pas envie que les choses s’éternisent, et bien que nous soyons à peine au milieu de l’après-midi, nous accélérons la préparation de l’auto (Waow ! une DS Citroën, ça existe encore ?) et de la remorque, et les inévitables routines de vérification des stops, des feux de signalisation et des clignotants après leur branchement.
« Accélérons » est une façon de parler car vous avez déjà constaté que c’est en général à ce moment-là que l’on constate que, au mieux, certains dans la liste refusent de coopérer, et parfois que rien ne marche. Mais si on doit rouler avec les équipements en panne, après avoir tenté en vain de bidouiller pour réparer tout ça, c’est quand même mieux de le savoir avant. C’est plus difficile de feindre l’innocence si on est arrêtés par la maréchaussée, mais c’est plus prudent de savoir que l’on n’a pas de clignotants d’un côté (Bah ! on tendra le bras…) ou de feux stop (Bah, on n’a qu’à mettre un coup de feux de position à chaque fois qu’on freine…).
Aujourd’hui, en l’occurrence, ce sera plus simple, il n’y a que les feux de position qui soient absents à l’appel. Mais ce n’est pas grave, en partant à cette heure et en n’allant qu’à trente kilomètres, on sera de retour bien avant la nuit.
Enfin c’est ce que nous pensons et en démarrant on lance aux copains un « A tout de suite ! » joyeux et complice…
L’aller se passe super bien, sitôt la conduite de la DS assimilée. Tout roule, c’est le cas de la dire, et nous retrouvons notre Debitus exactement là où c’était prévu. Comme je ne sais pas trop bien quel est notre statut vis-à-vis des assurances, je ne suis pas fâché de lui passer le volant pour la deuxième branche, celle qui doit nous mener de la place du village jusqu’au champ, une affaire de quelques minutes. Je m’installe sur la banquette arrière, et c’est parti. En roulant Philippe nous raconte son court vol, un départ peut-être un peu présomptueux sur les chapeaux de roues, enfin si on peut dire, le Pégase n’en ayant qu’une, de surcroît rentrée en début de vol. Puis l’hésitation, devant des conditions aérologiques pas aussi brillantes qu’espéré, et le demi-tour stratégique pour revenir vers Chérence afin de prendre un nouveau départ. Enfin la loi de Murphy, une grande plage de chute, un vent contraire ou je ne sais plus quoi, mais en tous cas un truc pas sympa qui ne lui a pas permis de revenir et l’a contraint à cet atterrissage en campagne.
A propos de campagne, elle est rase autour de nous et on voit très loin de partout. A perte de vue nous sommes les seuls sur cette longue ligne droite, et même sur les routes secondaires qui s’y raccordent, il n’y a personne. Ah si, il y a bien, assez loin sur notre droite, une auto qui arrive « sur un gisement constant ». C’est une expression de pilote pour dire que nos vitesses respectives de rapprochement font que ce véhicule se présente toujours sous le même angle, et bien sûr qu’une collision pourrait être à craindre si l’un des deux ne s’arrête pas. Mais là, nous n’avons pas grand-chose à redouter. Son tronçon de ligne droite, juste avant de se raccorder au nôtre, est orné d’un magnifique panneau « Stop » que l’on voit mieux que le nez de Cléopâtre au milieu de sa figure. Notre vitesse n’est pas élevée, et il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
Au croisement des deux routes, nous entendons un petit « poc ! » qui ne couvre même pas la conversation. Mais au bout d’un moment, je vois le regard de Philippe chercher quelque chose dans le rétroviseur. Je me retourne et constate, à mon tour, que la remorque n’est plus là.
C’est gênant, alors nous faisons demi-tour.
Nous revenons jusqu’au précédent croisement, et là nous la voyons, dans un champ légèrement en contrebas. Enfin, pour être exact, nous les voyons.
Il y a la remorque, qui ne ressemble à plus rien d’humain, tordue, éventrée, explosée, et une Simca fourgonnette, toujours sur ses roues mais avec l’avant un peu cabossé, et au volant un individu complètement ébahi, comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête.
Le temps de reprendre un peu ses esprits, il nous répond enfin.
Il va bien, mais ne comprend pas ce qui s’est passé, n’a rien vu.
Apparemment, à sentir son haleine, on devine que son amnésie a des circonstances atténuantes.
Il nous faut donc reconstituer le scénario de l’histoire tous seuls.
A une fraction de seconde près, la Simca aurait du nous emboutir.
Mais, par une protection extraordinaire du destin, de la chance, d’un ange gardien ou de tout ce en quoi on veut bien croire, la collision s’est produite juste après le passage de la DS, environ vers le centre de gravité de la remorque. Le choc a donc été très net, la remorque a tout pris de plein fouet, est partie en tonneau, et le crochet d’attelage a été découpé instantanément en cisaillement. D’où le « poc ! ».
Bien sûr la remorque n’a pas arrêté aussitôt ses cabrioles, et a même du s’en donner à cœur joie, jusqu’à son agonie une vingtaine de mètres plus loin. Nous sommes soulagés que ça se soit produit avant qu’on ne mette le planeur en boîte, et c’est déjà ça de sauvé. Mais nous ne sommes pas sortis de l’auberge pour autant.
Il faudra que Philippe, après nous avoir laissés là pour surveiller le planeur, regagne Chérence avec la voiture, s’y fasse prêter une nouvelle remorque, perde un peu de temps à essayer de rendre compatibles les systèmes électriques des deux nouveaux éléments de l’attelage, puis revienne chercher planeur et dépanneurs, avant de ramener le tout au cœur de la nuit… sans compter les futurs tracas avec les assurances, l'évacuation de l'épave, etc.
Depuis, je fais bien attention quand je dois faire quelque chose que je suis à priori sûr de terminer rapidement. J’aime bien modérer ma réponse par des « si tout va bien… » ou quelque chose comme cela. Ce n’est pas par superstition, mais il ne faudrait pas que ça nous porte malheur…