dimanche 14 février 2010

La traversée de l’arc-en-ciel


Enfant, les premières lectures aéronautiques qui me donnèrent des frissons étaient compilées dans un ouvrage appelé « 85 récits et aventures de l’air ».
On y trouvait entre autres des extraits de « L’homme qui chevaucha le tonnerre » du lieutenant-colonel William Rankin ou de « Chasseurs de typhons » de Pierre-André Molène, ou encore cette apparition du Spectre Vert tirée de « T.V.B. » de Pierre Viré. Evidemment, quand on est enfant ou adolescent, on se laisse plus volontiers charmer par ces récits où les pilotes côtoient des phénomènes météorologiques soit prodigieusement puissants, soit empreints d’une poésie pleine de magie.
Mais ça laisse des traces…
Aujourd’hui, si je laisse sans façons les balades dans les entrailles d’un orage ou dans l’œil d’un cyclone à d’autres plus téméraires, je suis le premier en planeur avec mes élèves à essayer de passer entre le soleil et le bord ensoleillé d’un nuage pour leur montrer la « Gloire du pilote » C’est un bel effet d’optique qui fait que lorsque l’ombre de l’appareil se projette sur la ouate nuageuse, elle est entourée d’un halo irisé. Aux premiers temps de l’aviation, ça avait dû faire rêver les pionniers qui ont ainsi baptisé très immodestement ce phénomène. Pour ceux qui n’ont jamais volé, il faut signaler que simplement voir son ombre à ses côtés sans ne plus y être relié est déjà une belle impression. Alors la voir couronnée d’une cocarde aux couleurs de l’arc-en-ciel, imaginez !
Ce jour-là, tenter de l’apercevoir est bien notre intention alors que nous naviguons avec notre planeur d’une zone de montée à une autre dans les « Cirques », ces contreforts de la montagne du Granier qui marquent les premiers reliefs nord du Massif de la Grande Chartreuse. Les noms officiels de ces pentes sont le Pas de la Fosse, le Mont Joigny, le Gorgeat et le Mont Pellaz, mais la fantaisie géographique des vélivoles les a depuis belle lurette remplacés par l’appellation très locale de Premier et Deuxième Cirque, de par la forme en double demi-lune de leur ensemble. Ces petits reliefs sont à l’Ouest de notre aérodrome pour quelques kilomètres, et on peut y jouer avec les ascendances et par conséquence avec les nuages sans avoir le souci du retour au bercail, puisqu’on a presque en permanence la piste visible sous le bout de notre aile.
Mais la masse d’air est plus humide qu’on ne l’avait prédit, et à défaut de pouvoir jouer à saute-mouton avec les nuages pour aller leur projeter notre ombre sur la figure, c’est plutôt une partie de cache-cache que nous avons commencée avec eux pour en éviter les rideaux de pluie qui s’en détachent, ces « ondées passagères » pas bien dangereuses en vol car de petite dimension et n’empêchant de toutes manières pas de voir au travers. Mais pourquoi se faire mouiller ?
En allant vers le soleil, c’est-à-dire vers l’Ouest puisque l’après-midi est déjà bien entamé, un plus grand voile pluvieux prétend nous barrer la route, entre deux rangées de nuages disposées à des hauteurs différentes. Nous faisons donc tranquillement demi-tour pour regagner la proximité de l’aérodrome. Et là, devant nous, projeté par le soleil désormais dans notre dos avec la pluie qui en réfracte et disperse les rayons lumineux, nous apparaît un immense arc-en-ciel...
En vol les arcs-en-ciel sont différents, loin de ces pales moitiés de camemberts colorés accessibles au commun des mortels, et ils peuvent aller jusqu’à des cercles complets si l’on est assez haut. Et c’est ce que nous avons devant nous, un immense cercle irisé. Ou plutôt deux cercles, avec un second un peu moins visible placé à la périphérie du premier, avec ses couleurs inversées, du violet vers le rouge pour le premier, et du rouge vers le violet pour le deuxième. Mais c’est celui du centre qui nous saute au visage, s’élargissant et semblant de plus en plus à portée de main, à portée d’aile au fur et à mesure que nous avançons vers lui.
Malgré la petite voix cartésienne au fond de nous qui essaye de nous rappeler quelques souvenirs de physique, notre espoir grandit en proportion inverse de la distance qui, elle, s’amenuise. Et oui, nous allons bientôt le toucher. Sans violence, comme les rayons du soleil viennent effleurer notre joue. La première couleur qui devrait colorer le blanc de notre planeur devrait être le violet. Saurons-nous distinguer sur nos ailes quand il tournera à l’indigo, pour préparer l’arrivée du bleu et du vert. L’arc, ou plutôt le cercle-en-ciel, paraît si grand ! Sera-t-il compatible avec la taille de notre machine, pour que toutes les couleurs puissent ensemble nous illuminer dans une immense « gloire du pilote » en dimension réelle, ou ces premières couleurs auront-elles déjà disparu de nos flancs lorsque le jaune, l’orangé et le rouge nous viendront au front ?
Et la chaleur ? Allons-nous ressentir des températures différentes, en fonction de chaque couleur qui viendra nous éclairer ? Est-ce le froid que nous allons ressentir quand nous commenceront à écarter les premiers plis violets de ce rideau, pour finir dans la fournaise des rayons dorés puis carmins ? Nous en frissonnons de plaisir.
Le choc est imminent, nous n’en sommes plus qu’à quelques secondes de vol…
Quand soudain, sans que quasiment rien n’ait changé à bord, nous nous retrouvons à nouveau dans de l’air incolore, et tout a disparu autour de nous. C’est la petite voix de la raison qui rigole, maintenant, nous traitant de doux-rêveurs qui avaient oublié que ce n’est qu’un phénomène d’optique et qu’on ne pouvait pas le toucher, ni être touché par sa grâce.
N’empêche que nous le savons bien, au fond de nous, nous avons réussi à le traverser, cet arc-en-ciel !
Heureusement que nous ne sommes plus des gamins…