mercredi 25 mars 2009

Premier atterrissage à Challes-les-Eaux

Sous la nacelle, il n'y a plus que le marais de Challes qui se rapproche inexorablement. Comme les deux aéronautes ont brûlé tout le combustible disponible, ils savent que leur vol va se terminer là, dans cette zone de blâches et de roseaux qui s'étend entre les communes de Triviers, La Ravoire et Barby.
C'est dommage de ne pas pouvoir aller plus loin, mais pour le premier vol d'une montgolfière en Savoie, en ce 6 mai 1784, c'est déjà un exploit. Et les deux hommes, Xavier de Maistre et Louis Brun, après la griserie de l'envol, savourent leur victoire malgré l'imminence de leur retour sur terre. Près du vivier du marquis, les paysans qui ramassaient de la litière pour le bétail, des herbes à récurer les casseroles ou des écrevisses, se sont enfuis, effrayés par la vue de ce ballon volant. Ils reviennent maintenant et, ayant repéré les deux hommes à son bord, les acclament bruyamment.
Ce que les deux jeunes gens ne peuvent imaginer, c'est que les expériences d'aérostation vont un jour donner naissance à ce que l'on appellera "l'aviation", et que deux cent ans plus tard, la zone marécageuse dans laquelle va se poser leur montgolfière, et qui ne s'arrête qu'au pied du Mont Saint Michel sera occupée par la "zone industrielle" du Puit d'Ordet et par l’"aérodrome" qui va nous intéresser, celui de Chambéry/Challes-les-Eaux. Le destin, dans la route hasardeuse d'un ballon, semble ainsi avoir désigné par cet atterrissage le lieu où se dérouleront par la suite la plupart des évènements aéronautiques qui contribueront au renom de la Savoie.

Tout a commencé un an auparavant. Comme partout en Europe, les jeunes nobles et bourgeois de la société chambérienne se passionnent pour les "Lumières" de la science et des idées nouvelles. L'annonce du premier envol de Pilâtre de Rozier et du Marquis d'Arlandes sur le ballon des frères Montgolfier, le 21 novembre 1783, fait sensation lorsqu'elle parvient à Chambéry.

Dès le mois de décembre, deux ballons sans passagers sont lancés au Pré Jacob devant la population chambérienne; L'un d'eux survole la ville et se pose près de la Fontaine Saint-Martin, dans le Clos des Ursulines.
Au printemps suivant, pour montrer aux Français que les "Savoyards sont également propres à l'invention et à la perfection", le Chevalier de Chevelu et d'autres membres de cette élite savante et cultivée lancent une souscription pour la construction d'un "char flottant". Le 1er avril 1784, un prospectus anonyme, mais que l'on dit rédigé par Xavier de Maistre, officier de la marine du roi Victor-Amédée III et âgé de 21 ans, est distribué à Chambéry pour annoncer une expérience aérostatique prévue du 18 au 20 avril dans l'Enclos de Buisson-Rond et pour encourager les souscripteurs. La machine aérostatique, de forme sphérique, est prévue pour l'emport de trois personnes. Son diamètre est de 18 mètres, ce qui lui donne un volume de 2830 mètres cubes. Selon le prospectus, cela doit représenter 87143 pieds cubes d'air raréfié et lui permettre de déplacer 7625 livres d'air atmosphérique et donc de soulever 3812 livres. Son enveloppe doit être constituée de toile écrue contrecollée de papier et son hémisphère supérieur recouvert d'un filet attaché à une corde d'équateur.


22 avril 1784: Le premier vol humain savoyard est tenté sur cette montgolfière au rond-point de Buisson-Rond, propriété des Millet d'Arvillard, par le Comte de l'Hopital et Louis Brun, ingénieur-mathématicien de 24 ans,... et se solde par un échec. Philalète, Hermite de Nivolet, décrit la tentative: On commence le gonflage à 11 heures. L'après-midi on le chauffe, le gonfle encore... Il se traîne à peine sur le bord de l'estrade, il en tombe, roule sur lui-même. Le Comte de l'Hopital se jette dans les bras de son valet de chambre. M.Brun tombe, les habits à moitié brûlés.
Dès le lendemain les opposants au projet s'en donnent à cœur joie. Les plus méchants ne se privent pas de rappeler la devise qui était écrite sur son côté:
"L'homme que j'inspirai dans sublime audacé
Avoir dompté les mets et mesuré l'espace
De la foudre en courroux il dirigeoit les feux
Aujourd'hui sur mon aile il plane dans les cieux"
ou de se moquer de sa décoration:
"D'un côté était peint une grande Minerve maussade qui, d'une main tremblante, présentait un bouclier chargé de la tête de Méduse à un vilain cochon placé à ses pieds: Cet animal était sans doute le symbole, assez mal choisi, de l'ignorance et de l'envie qui avaient décrié le Ballon et les balloneries. Mais ce cochon hargneux, bien loin de reculer, semblait menacer de renverser d'un coup de boutoir la pauvre Minerve mal assurée sur ses jambes.
Au flanc opposé c'était bien autre chose: Sur un petit globe était posé debout sur ses jambes une grosse et lourde figure qui, sous l'emblème manqué d'un génie encore dans l'âge de l'enfance, avait toute l'encolure d'un épais ramoneur, joufflu et goîtreux. D'une main il tenait une torche mal allumée. L'autre, comme le quatrième page de Malbrout, ne portait rien. Sa taille, légère, était aussi épaisse que celle d'un Bacchus ou d'un Silène. La flamme, symbole caractéristique du génie, ne brillait pas sur sa tête, sans doute parce que ce génie savoyard nouveau-né n'a point atteint l'âge de virilité. Mais comme le remarque fort à propos l'auteur du Prospectus, il faut croire que la virilité retardée n'annonce que plus sûrement un tempérament robuste qui se développera avec l'âge. Ce génie naissant n'ayant donc en ce moment pour tout apanage qu'une corpulence énorme et massive, il n'est pas étonnant que le petit globe placé sous ses pieds ait trébuché à l'instant où il s'est efforcé de s'élever."

Pour analyser les défauts de la première montgolfière on fait appel à Horace-Bénédict de Sausurre, le réputé physicien de Genève qui a été le premier à expliquer la force ascensionnelle créée par l'air chauffé et qui se rendra célèbre trois ans plus tard en faisant l'ascension du Mont Blanc.

L'échec est mis sur le compte de la qualité des combustibles, du poids excessif de la galerie, du manque d'adhérence du papier provenant de la fabrique des frères Montgolfier, à Leysse, et collé sur la toile, d'un défaut d'équilibre et de la forme trop étranglée du bas du ballon.
Une nouvelle machine est construite. On supprime le filet supérieur, d'un poids de 180 livres, que l'on remplace en doublant les nervures, ce qui donne un total de 48 cordes. La première galerie pesait 500 livres et n'était pas assez solide; On y récupère donc deux paniers et on la remplace par un grand cercle de freine sur lequel on fixe les paniers (11 pieds à l'extérieur, 9 pieds à l'intérieur). Les paniers sont divisés en trois cases égales par des tringles de fer: une centrale pour le passager et deux extérieures pour les provisions. Le tout pèse désormais 300 livres, dont 8O livres pour le foyer et peut emporter 300 livres de provisions.
L'ascension est initialement projetée par Louis Brun et le Chevalier de Chevelu. Suite au refus opposé par son père le Chevalier doit déclarer forfait et c'est finalement le futur écrivain Xavier de Maistre qui se porte volontaire.

Le 6 mai 1784, c'est le grand jour: Louis Brun et Xavier de Maistre décollent de Buisson-Rond et, à "Quelques toises de hauteur" (une toise = 1,949 m), ils saluent les nombreux spectateurs et Xavier de Maistre, s'emparant d'un porte-voix, s'écrie "Honneur aux dames !" au milieu des roulements de tambour du bataillon sarde de la marine royale.
Le ballon s'élève à 506 toises (un peu moins de 1000 mètres) et, comme il se dirige vers la Combe de Savoie, ses passagers peuvent admirer le Nivolet, le Granier et le Roc de Chaffardon. Après avoir brûlé "une quantité considérable de boules de papier imbibées d'huile, beaucoup d'esprit de vin, des chiffons, un grand nombre d'éponges, deux corbeilles contenant le papier, deux seaux dont ils versent l'eau", l'aérostat se pose au bout de 25 minutes, comme nous l'avons vu, dans le marais de Challes.
De retour à Buisson-Rond, les jeunes aventuriers doivent monter sur une estrade pour y être présentés au public, fêtés et "couronnés par les plus jolies dames de la ville". Le soir un repas est donné pour les 90 invités représentant la noblesse, les sciences et l'armée, dont les frères Joseph et Xavier de Maistre, les frères Montgolfier et M.de Sausurre.


Jean-Noël
(si un jour on arrive à publier un livre sur l'histoire de Challes, je le verrais bien commencer comme cela...)