Acte 1 La photo mystérieuse
Tout est parti d’une photo publiée sur le forum d’Aérostories par (je crois) Jacques Moulin.
J’ai tout de suite été attiré par ce cliché. Tout d’abord il représentait un « Stampe-Dur », une version pas très courante du célèbre biplan d’origine belge, et baptisée ainsi car étant censée prendre la relève des Tiger-Moth (dits « Tigres-Mous » en aéroclub) dans leur tâche de remorquage pour le vol à voile à l’aube des années 60 en France. De plus on apercevait en arrière-plan un planeur biplace C-800, ce qui semblait confirmer que ça se passait dans un club vélivole. Et surtout, enfin, le type de relief et de végétation me faisait penser qu’on était au pied des Pré-Alpes du Nord. Mais où ?
Or, sans prétendre à une exhaustivité en ce domaine, il me semblait connaître la plupart des aérodromes de notre région. Rien ne correspondait, et pourtant les indices étaient précis, avec cette pente boisée si proche des installations et ce mignon petit Aéro-Bar dont on devrait trouver encore trace de nos jours !
Ce n’était pas Challes, j’en étais sûr, mais j’ai quand même vérifié sous plein d’angles possibles. C’était facile, j’y suis assez souvent. Il faut avouer qu’il m’est déjà arrivé de ne pas reconnaître « mon » terrain sur certaines photos brumeuses, et j’aurais eu l’air bête de mobiliser ensuite le ban et l’arrière-ban pour identifier un aérodrome se trouvant pas loin de chez moi…
Ce n’était rien de connu, Albertville, Le Fayet/Sallanches, Grenoble, Sainte Marie-de-Cuines, Sollières… Peut-être un de ces petits terrains de l’Avant-Pays Savoyard, du Petit Bugey et des Terres Froides comme Belley ou St Jean d’Avelanne ? Je décidais donc de recourir à la mémoire collective en posant la question sur divers forums. On me fit plusieurs suggestions, parfois assez pertinentes, et pas seulement dans les Alpes du Nord car, après tout, je pouvais très bien m’être trompé quant à cette impression que j’avais eue d’être en terrain connu.
Hélas, rien ne marchait. Aussitôt qu’une hypothèse était formulée, elle était battue en brêche par l’un ou l’autre plus grand habitué du lieu. Jusqu’à ce jour de l’été 2010 où la révélation vint de Jean-Marc Savoie, copain vélivole de Corbas. Se fondant sur le livre « La grande aventure de l’aviation dans les Alpes » il suggéra que ce pourrait bien être… Chambéry-Voglans !
Après un très fort instant de doute, car je connais ce terrain et je sais très bien qu’il est plus éloigné que ça du pied du Revard ou de tout autre relief, je vérifiais quand même sa théorie. On disait effectivement dans cet ouvrage, que j’avais sous la main pour en avoir rédigé la recension pour l’Aérobibliothèque: http://www.aerostories.org/~aerobiblio/article2403.html qu’il y avait dans les années 45-47 une piste située « en travers des vents dominants ».
Et cette photo du livre ! Pas prise du même côté, mais montrant un petit bâtiment avec les mots AERO BAR peints sur le toit, cette barrière, ces mâts porte-drapeaux. Tous les indices relevés par Jean-Marc semblaient correspondre. Aurait-il eu raison, le bougre ?
Mon amour-propre de quasi-voisin dût-il en souffrir, je décidais de faire à la première occasion les quinze petits kilomètres qui me séparent de ce lieu, mais d’en avoir le cœur net !
Acte 2 La Belle au bois dormant
Je mis à profit un de ces après-midi de fin d’été où j’étais libre pour aller me balader dans le coin. Il y avait bien une barre rocheuse à l’inclinaison caractéristique sur la colline de Voglans, mais la route d’Aix me posait un nouveau problème : pour que l’on soit aussi près du relief que sur la photo-mystère, ce put-il qu’à une époque lointaine elle passât beaucoup plus près des montagnes ? Si oui, l’endroit où la photo avait été prise ne pouvait être que vers le rond-point à la sortie du village de Voglans, côté Est de la route de Chambéry à Aix-les-Bains. Je m’y garais donc et partis à pieds explorer les lieux. Je m’enfonçais dans le sous-bois, et très vite la végétation devint inextricable. Je profitais de la moindre clairière pour vérifier que j’étais toujours dans le bon azimut par rapport à ma barre rocheuse, mais replongeait aussitôt dans un enchevêtrement de bosquets, d’arbres, d’arbustes, d’herbes hautes et de ronces. Des ronciers heureusement parés de milliers de mûres bien mûres, alors tant qu’à faire une promenade récréative…
Au bout de 40mn à essayer de me frayer un chemin dans ce bois dormant où je cherchais une belle (piste), j’en vins à me dire que soit je n’étais pas le prince appelé à venir la délivrer, car sans cela les ronces auraient du s’écarter d’elles-mêmes sur mon passage si je connais bien mes classiques, soit qu’elle n’était pas là. J’en fus certain en tombant sur (et presque dedans) le ruisseau de Terre-Nue, celui-là même dont le cours avait du être dévié dans les années 30 lors de l’aménagement de l’aérodrome.
De retour à la voiture, un peu déçu de ne pas avoir trouvé, mais en revanche gavé de mûres, je complétais mon exploration en remontant un peu vers Voglans. Il y a là une grande zone désormais dévolue à recevoir des remblais de terre végétale apportés et répandus par des engins de chantiers, où l’on aurait pu mettre un bout de piste. Mais bien que le lieu fut charmant pour peu que l’on se tint loin des travaux et de leur poussière, avec en son centre un bassin colonisé par une bande de canards, et même en imaginant que jadis le sol se soit situé plus bas, l’angle ne correspondait pas pour une prise de vue.
En revenant à mon ordinateur, le soir, je trouvais un message émanant de René Bouvier, éminent historien de l’aéronautique dans les Savoie et que j’avais questionné sur le sujet. Il avait lui-même connu Voglans au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et me confirmait que c’était bien là qu’avait été prise la photo mystère, depuis un hangar commun à l’Aéro-Club de Savoie et à la CADAF (Compagnie Aérienne Des Alpes Françaises). Il me parlait de la piste « en biais » utilisée jusqu’aux années 60. Il abondait aussi dans le sens de Jean-Marc quant au fait que l’impression de proximité du relief pouvait être donnée par l’utilisation d’un télé-objectif. Enfin il ajoutait que les types d’appareils visibles sur la photo indiquaient une date postérieure à 1957.
Je complétais alors par une recherche « vue de l’espace » avec Google Earth, en me traitant de tous les noms pour ne pas y avoir songé avant.
Elle était là !
Sur la photo satellite, on distinguait très bien la trace de l’ancienne piste, étrangement non envahie par la végétation. Je savais désormais où aller chercher !
Acte 3 La piste oubliée
Encore un bel après-midi ? Encore un peu de temps libre ?
Je fonçais me garer sur les lieux supposés de notre histoire, cette fois ci côté Ouest de la route de Chambéry à Aix-les-Bains, près du rond-point qui dessert l’aéroport.
Avec les détails de la photo satellite, ça paraissait si facile !
Je commençais par le grand bâtiment de la société Leroux. On reconnaissait bien les ondulations caractéristiques de l’ancien hangar de la CADAF.
Près de lui, tout près du rond-point, il y avait une maison toute tagguée.
Son emplacement était à peu près celui qu’avait l’Aéro-Bar, mais sa forme différente.
Etait-ce une reconstruction, ou un bâtiment voisin placé ici ultérieurement à la photo-mystère ?
Alors je m’engageais sur ce qui devait être une route de service, après avoir franchi une lourde barrière en bois.
Très vite, je débouchais sur l’ancienne piste…
Fouler l’emplacement d’un ancien terrain d’aviation peut être une source d’intense émotion, comme lorsqu’on se promène au milieu des alignements de Carnac ou de tout autre vestige historique, toutes proportions gardées selon les individus et selon leur propre lien aux choses du passé. C’est toujours le cas pour moi, en tous cas, avec à la fois la gorge un peu nouée et une grande satisfaction d’être pour quelques instants une forme de privilégié.
Je commençais alors à arpenter la piste sur toute sa longueur. A part quelques arbres audacieux qui sont venus y glisser leurs racines, elle était dans un état remarquable, et certains tronçons devaient encore être posables en secours.
Je songeais aux anecdotes connues qui se sont déroulées sur cette piste jusqu’à la fermeture de la CADAF en 1963, aux chefs-pilotes Guyard et Chailloux, à Martinot et son atterrissage dans le lac…
Du côté Nord une piste pour aéromodélistes en asphalte se présentait encore en bon état avec ses QFU 33 et 15 peints sur les seuils et son petit taxiway à l’échelle.
Encore plus au Nord, pour être sûr d’être allé jusqu’au bout, je me suis arrêté en débouchant sur la route qui sépare l’aérodrome du Lac du Bourget.
Pour repartir j’ai longé à nouveau toute la piste, sur son côté Ouest cette fois, devinant à travers la haie l’activité de l’aéroport. En reprenant le chemin d’accès, je me suis glissé à travers les arbres qui masquent cette piste oubliée. En m’arrêtant bien entendu aux immenses buissons de ronciers-mûriers qui en bordent la sortie. Il fallait bien prendre des forces pour refermer les portes du temps qui s’étaient, l’espace d’un moment, entr’ouvertes pour moi.