Texte de Richard Bach, traduit en 1991 par Yann Mignot quand il s'ennuyait lors d'un stage à Sheffield
J’avais volé vers l’ouest pendant un long moment. Vers l’ouest à travers la nuit, puis vers le sud, puis vers le sud-ouest je suppose, sans faire attention. Vous ne vous souciez pas trop des cartes et des caps quand vous venez juste de perdre un élève.
Vous partez seul, après minuit, et vous réfléchissez. Ça avait été un accident inévitable ; une de ces rares fois où la brume se forme d’un coup entre ciel et terre et où en cinq minutes la visibilité tombe de quinze kilomètres à zéro. Il n’y avait eu aucun aérodrome à proximité ; il ne pouvait pas atterrir. Inévitable. Au lever du soleil, la campagne autour de moi était étrange et montagneuse. Je devais avoir volé vraiment un peu plus loin que je ne pensais, et les aiguilles des jauges à essence rebondissaient toutes les deux sur Empty.
Perdu, avec le soleil à peine levé, c’était une pure chance que j’aperçoive un Piper Cub à la peinture verte me battant des ailes et virant pour atterrir sur une minuscule bande gazonnée au pied d’une montagne. Il toucha le sol, roula un instant, et disparut brusquement dans un solide mur de roche. L’endroit était vide, de nouveau semblable au désert d’une frontière, et pendant un instant je pensais avoir imaginé le Cub. Toutefois, cette petite bande était le seul endroit posable alentour. Je me réjouis d’avoir pris un des Cessna 150 à la place du gros Commanche ou du Bonanza.
Je rejoignis le champ, pleins volets et puissance, juste en face de ce mur de granit. C’était l’atterrissage le plus court que je pouvais faire, mais ce n’était pas assez court. Moteur réduit, volets rentrés, freins serrés, nous roulions encore à 40 km/h quand je sus que nous allions heurter le mur. Cependant, il n’y eut pas d’impact. Le mur disparut, et le 150 roula pour s’arrêter à l’intérieur d’une immense caverne de pierre. Il devait avoir plus d’un kilomètre de long, cet endroit, avec une longue piste.
Le Cub qui venait d’atterrir coupait juste son moteur, et un grand type vêtu de noir sauta du siège avant et me fis signe de me garer au bord. Vues les circonstances, je ne pus faire que ce qu’il me demandait. Comme je m’immobilisais, une autre personne émergea depuis le siège arrière du Cub. Celui-ci était habillé en gris ; il ne pouvait pas avoir plus de dix-huit ans, et il me regarda avec une douce réprobation.
Quand le moteur s’arrêta, l’homme en noir parla d’une voix basse et cependant sonore, qui ne pouvait qu’être celle d’un pilote de ligne.
« Ça ne doit pas être drôle de perdre un élève » dit-il, « mais cela ne doit pas vous faire oublier votre propre vol. Nous avons du faire trois passages en face de vous avant que vous nous voyiez finalement. »
Il se retourna vers le jeune :
« Avez-vous observé son atterrissage, M.O’Neill ? »
Le garçon se raidit.
« Oui, monsieur. Environ quatre nœuds trop rapide, le toucher quarante mètres trop long, deux mètres à gauche de l’axe… »
« Nous analyserons plus tard. Retrouvez-moi dans la salle de projection dans une heure. »
Le jeune garçon se raidit de nouveau, inclina légèrement la tête et partit. L’homme m’accompagna jusqu’à un ascenseur et pressa un bouton marqué Niveau Sept.
«Drake voulait vous voir depuis quelques temps » dit-il, « mais vous n’étiez pas tout à fait prêt à le rencontrer jusqu’à maintenant. »
« Drake, vous voulez dire, Drake le… » Il sourit malgré lui. « Bien sûr » dit-il, « Drake le Hors-la-loi. »
Après un moment, la porte s’ouvrit avec un léger chuintement, et nous marchâmes en suivant un long et large couloir moquetté et tranquille, décoré avec goût de diagrammes détaillés et de peintures d’aéronefs en vol. Ainsi, il existe vraiment, pensais-je. Ainsi, il y a vraiment un tel homme hors-la-loi. Quand vous exploitez une école de pilotage, vous entendez toutes sortes de choses étranges ; et d’ici ou de là, j’avais entendu parler de ce Drake et de sa bande de pilotes. Pour eux, disait-on, rien n’importait sauf atteindre et toucher la perfection qu’est le ciel. Mais la seule preuve de l’existence de Drake était quelques pages manuscrites, un récit de la rencontre avec l’homme trouvé dans l’épave d’un avion qui n’avait pas survécu à un atterrissage forcé. Cela avait été publié une fois dans une revue comme une curiosité, puis oublié.
Nous entrâmes dans une large pièce lambrissée, si simplement meublée qu’elle en était élégante. Il y avait un original d’Amendola, une peinture représentant un C3R Stearman encadrée sur un mur ; sur l’autre, une coupe détaillée d’un moteur A65. Mon guide disparut, et je ne pouvais m’empêcher d’examiner le C3R. Il ne montrait aucun défaut, nulle part. Les fixations du capot étaient là, le lardage des ailes, le reflet sur l’entoilage poli. Le Stearman vibrait absolument sur le mur, saisi dans un instant de flamboiement, juste au-dessus de l’herbe.
Si seulement la réalité pouvait être aussi parfaire que cette peinture, pensais-je. J’avais été à tant de séminaires, j’avais entendu tant de discussions de comité où l’on affirmait avec des voix de perroquet
« Nous ne sommes que des hommes après tout. Nous ne pouvons pas être parfaits… »
Pendant une seconde, j’espérai que Drake puisse être à la hauteur de sa légende, dire quelque mot magique, me dire…
« Nous pouvons être parfaits, mon ami. »
Il mesurait environ un mètre quatre vingt, habillé en noir, avec le mince et anguleux visage que l’indépendance donne aux hommes. Il pouvait avoir quarante ans, ou soixante, c’était impossible à dire.
« Le Hors-la-loi lui-même » entendis-je, surpris.
« Et vous lisez dans les esprits, tout comme vous pilotez les avions ? »
« Pas du tout. Mais je pensais que vous pouviez être las des excuses cherchées à l’échec.»
« L’échec » dit-il «n’a pas d’excuse. »
C’était comme s’il avait hissé à travers les nuages toute ma vie, et qu’à ce moment, il l’avait éclatée au sommet. S’il pouvait seulement faire reculer ces mots.
Mais tout à coup, je me sentis très fatigué, et lui jetai tout le poids de ma dépression.
«J’aimerais croire en votre perfection, Drake. Mais jusqu’à ce que vous me montriez la parfaite école de pilotage, la parfaite équipe d’instructeurs, avec aucun échec et aucune excuse, je ne peux pas croire un mot de ce que vous dites. »
C’était mon dernier espoir au monde, un test pour le chef de ces Hors-la-loi très spéciaux.
S’il restait silencieux maintenant, s’il s’excusait pour ses mots, je vendrais tout net mon école de pilotage et emmènerais le Super Cub au Nicaragua pour gagner ma vie.
La réponse de Drake fut un sourire d’une demi-seconde.
« Suivez-moi » dit-il.
Il me conduisit le long d’un couloir, qui était bordé de splendeurs de l’art de l’aviation, et qui renfermait des piédestaux faits de pièces d’avions mondialement connus entassées. Puis nous descendîmes un étroit corridor et nous retrouvâmes brusquement à l’air froid et à la lumière du soleil, au bord d’une pente escarpée et verdoyante. L’herbe descendait sur une quinzaine de mètres, et où elle se fondait avec le sol de nouveau plat, se trouvait un immense carré duveteux empli de ce qui ressemblait à des plumes, cent mètres de côté et peut-être trois mètres de profondeur. Un homme aux cheveux gris, vêtu de noir, se tenait près du tas de plumes et criait en direction du sommet de la colline.
« OK, M.Terrel, dès que vous serez prêt. Ne vous pressez pas, prenez votre temps. »
Monsieur Terrel était un garçon de quatorze ans à peu près, et il se tenait sur notre gauche, au bord de la pente. Immobile sur son épaule se trouvait un grand et frêle montage d’ailes en toile de lin blanche, dix mètres d’envergure et projetant une ombre transparente sur l’herbe.
Il prit sa respiration pour se préparer, avança un peu et agrippa la barre recouverte de ruban adhésif. Puis tout d’un coup, il se mit à courir, incurva les ailes vers le haut et s’éleva, libre de la colline. Il vola peut-être douze secondes, balançant son corps comme l’aurait fait un gymnaste, avec de lents mouvements de ses pieds joints qui équilibraient doucement les blanches ailes descendant dans l’air. A aucun moment il ne fut à plus de trois mètres au-dessus de la pente, et il tomba libéré de ses ailes une seconde avant que ses pieds touchent les plumes. Tout n’avait été que lenteur et grâce et liberté, une sorte de rêve changé en toile blanche et en herbe verte.
Des voix s’élevèrent doucement du pré. « Restez simplement assis là pendant un moment, Stan. Prenez votre temps. Rappelez-vous ce à quoi ça ressemblait. Revivez-le entièrement, et quand vous serez prêt, nous remonterons les ailes pour voler de nouveau. »
« Je suis prêt maintenant, m’sieur. »
« Non, revivez-le encore. Vous êtes au somme t de la colline. Vous attraper la poutrelle. Vous courrez en avant trois pas… »
Drake se retourna et me conduisit par un autre long couloir dans une partie différente de son domaine.
« Vous me questionniez au sujet d’une école de pilotage » dit-il, « Le jeune Monsieur Terrel est juste en train de commencer à voler, mais il a passé un an et demi à étudier le vent et le ciel, et la mécanique du vol non motorisé. Il a construit quarante planeurs. Envergure de vingt centimètres jusqu’à celle que vous venez de voir : neuf mètres trente. Il a construit sa propre soufflerie et a travaillé avec la grande du Niveau Trois. »
« A ce rythme » dis-je, « ça va lui demander une vie complète pour apprendre à voler. » Drake me regarda, et haussa les sourcils.
« Bien sûr que ça va lui prendre une vie complète. » me dit-il.
Nous tournions de temps en temps, traversant un labyrinthe de halls et de couloirs.
« La plupart des élèves choisissent de passer environ dix heures par jour autour des avions. Le reste du temps, ils le consacrent à d’autres travaux, à leurs propres études. Terrel est en train de construire un moteur de sa propre conception ; pour l’instant, il apprend le montage et l’usinage, en bas dans les ateliers. »
« Oh allons » dis-je, « tout cela est très gentil, mais n’est-ce pas… »
« Réaliste ? » dit Drake. « Alliez-vous dire que ce n’est pas réaliste ? Réfléchissez-y avant de le dire. Pensez que le moyen le plus réaliste d’amener un pilote à la perfection est de le saisir quand il est pris par l’idée de la pureté du vol, avant qu’il ne décide qu’un pilote est un opérateur de systèmes, appuyant sur des boutons et tirant des manettes qui gardent une étrange machine en l’air. »
« Mais… des ailes d’oiseau… »
« Sans les ailes d’oiseau, il ne peut y avoir aucune perfection. Imaginez un pilote qui n’a pas seulement étudié Otto Lilienthal, mais qui a été Otto Lilenthal, portant ses ailes d’oiseau et sautant de sa colline. Maintenant imaginez le même pilote, pas seulement étudiant les frères Wright, mais construisant et faisant voler son propre planeur motorisé ; un pilote qui garde en lui l’étincelle qui a allumé Orville et Wilbur à Kitty Hawk. Après un certain temps, il pourrait être un joliment bon pilote, non ? »
« Alors, vous promenez vos élèves du départ, à travers toute… l’histoire… »
« Exactement » dit-il. « Et la nouvelle étape, après les frères Wright doit être… ? » Il attendait que je finisse sa phrase.
« Un… un… Jenny ? »
Un détour du couloir nous conduisit encore une fois à la lumière du soleil, au bord d’un vaste champ sillonné de la marque de nombreuses béquilles de queue. Un Curtiss JN4 Jenny se balançait là, peint d’un vert olive ternis, et camouflé comme les avions dans la caverne principale l’étaient. Le moteur OX5 faisait tourner une grosse hélice de bois, avec le bruit d’une machine à coudre géante agitant une aiguille dans un velours épais. Un instructeur vêtu de noir se tenait près du cockpit arrière.
« Il sera un peu plus léger, Monsieur Blaine » dit-il, « et il décollera plus tôt sans moi. Trois atterrissages, puis ramenez-le ici. »
Après un instant, le Jenny roulait face au vent, accélérait : la béquille de queue se leva juste au-dessus de l’herbe et s’immobilisa dans cette position, et à la fin la machine entière s’éleva doucement, de sorte que je pus voir le ciel pur sous ses roues. L’instructeur nous rejoignit et inclina la tête dans ce curieux salut.
« Drake » dit-il.
« Oui, monsieur » dit Drake, « le jeune Tom se débrouille bien ? »
« Absolument bien. Tom est un bon pilote ; il pourra même devenir instructeur un jour. »
Je ne pus me retenir plus longtemps.
« Le garçon est un peu jeune pour ce vieil avion, non ? Je veux dire, que se passe-t-il si le moteur s’arrête maintenant ? »
L'instructeur me regarda, déconcerté.
« Pardonnez-moi, je ne comprends pas votre question. »
« Si le moteur s’arrête ! » dis-je. « C’est un vieux moteur ! Il peut lâcher en vol, vous savez. »
« Bien sûr, il peut lâcher ! »
L’homme regarda Drake, comme s’il n’était pas sûr que je sois bien réel. Le chef hors-la-loi parla patiemment, expliquant.
« Tom Blaine a remis en état cet OX5 lui-même, il a usiné des pièces pour lui. Il peut dessiner le moteur les yeux bandés. Il sait où il est faible, il connaît le genre de pannes auxquelles s’attendre. Mais plus que tout, il connaît les atterrissages forcés. Il commença à apprendre les atterrissages forcés avec son premier vol sur Lilienthal Hill. »
C’était comme si une lumière s’était allumée ; je commençais à comprendre.
« Et depuis lors, vos lèves continuent avec le vagabondage de champ en champ et les course de vitesse et le vol militaire, tout droit à travers l’histoire du vol. »
« Exactement. Le long de ce parcours, ils pilotent de planeurs primitifs et modernes, des avions de construction amateur, des hydravions, des avions d’épandage agricole, des hélicoptères, des chasseurs, des avions de transport, des turbopropulseurs, des réacteurs purs. Quand ils sont prêts, ils retournent dans le monde et sont à même d’accomplir toute sorte de vol nommable. Puis, quand ils ont fini de voler à l’extérieur, ils peuvent choisir de revenir ici comme instructeurs. Ils prennent un élève, et recommencent à parcourir le chemin de ce qu’ils ont appris. »
« Un élève ! » eus-je à rire. « Drake, c’est clair que vous n’avez jamais eu à diriger une école de pilotage sous pression, où les enjeux sont élevés ! »
« Dans une école de pilotage » dit-il doucement, « quels sont les enjeux ? »
« Survivre ! Si je ne continue pas à faire tourner mes pilotes et à amener de nouveaux élèves, je suis foutu, je suis sans boulot ! »
« Nos enjeux sont un peu différents » dit-il. « C’est de notre ressort de garder le vol en vie dans un monde de conducteurs d’avions : les gens qui sortent de votre école, concernés seulement par le fait de se déplacer en ligne droite et en tenant leur niveau d’aéroport en aéroport. Nous essayons de conserver quelques vrais pilotes lâchés en l’air. Il n’y a pas beaucoup de lâchés qui n’emportent pas ce livre d’excuses, ces « Douze Règles d’Or », près de leur cœur. »
Je ne pouvais pas l’avoir entendu comme il faut. Est-ce que Drake était en train d’attaquer les Règles d’Or, distillées de tant d’expérience ?
« Vos Règles d’Or ne sont que ‘Ne faites pas’ et ‘Jamais’» dit-il, connaissant ma pensée. «Quatre-vingt dix pour cent des accidents arrivent dans ces conditions, donc vous devez éviter ces conditions. La dernière étape qu’ils n’ont pas imprimée est ‘Cent pour cent des accidents sont causés par le vol, donc pour votre propre sécurité, vous devez rester au sol’ C’était la règle d’Or numéro huit de cette façon qui a tué votre élève. »
J’étais abasourdi.
« C’était un accident inévitable ! La température et le point de rosée se sont rejoints sans que cela ait été prévu par la météo, le brouillard s’est formé autour de lui en cinq minutes. Il ne pouvait pas atteindre un aérodrome ! »
« Et la règle huit lui a dit de ne jamais atterrir en dehors d’un aérodrome. Dans les cinq dernières minutes de visibilité, il survola huit cent trente endroits atterrissables (champs lisses et pâturages plats), mais ils n’étaient pas des aérodromes reconnus, avec entretien courant de la piste connu, ainsi il ne pensa même pas à se poser, n’est-ce pas ? »
Ce fut le silence pendant un long moment.
« Non » dis-je, « il n’y pensa pas. »
Nous fûmes de retour dans son bureau avant qu’il ne parlât de nouveau.
« Nous avons deux choses ici que vous n’avez pas dans votre école. Nous avons la perfection. Nous avons le temps. »
« Et des ateliers avec des machines. Et des ailes d’oiseau… »
« Tous les effets du temps, mon ami. L’histoire vivante, les élèves motivés, les instructeurs… ils sont tous là parce que nous avons décidé de prendre le temps de donner à un pilote habileté et compréhension, à la place d’une liste de règles. Vous parlez de votre ‘crise du vol d’instruction’ à l’extérieur, vous traversez une frénésie de renouvellement de vos licences d’instructeurs. Mais tout cela n’est que gaspillage, à moins que l’on donne à l’instructeur du temps à consacrer à son élève. Un homme apprend à voler au sol, souvenez-vous. Il ne fait que mettre cet apprentissage en pratique quand il monte dans un avion. »
« Mais les ruses, les trucs de l’expérience… »
« Certainement. Les atterrissages forcés, hélice calée, les décollages vent arrière, le vol commandes bloquées, les décrochages sous G négatif, les atterrissages par nuit noire, les atterrissages hors aérodrome, les vols à basse altitude, le vol en formation, la fierté, le vol aux instruments et le vol sans instruments, les demi-tours à basse altitude, les virages à plat, les vrilles, l’habileté. Rien de cela enseigné. Non parce que vos instructeurs ne savent pas voler, mais parce qu’ils n’ont pas le temps d’enseigner tout cela. Vous pensez qu’il est plus important d’avoir ce bout de papier, cette licence de vol, qu’il ne l’est de connaître son avion. Nous ne sommes pas d’accord. »
Je lui jetai la dernière de mes résistances, aussi durement que je pus.
« Drake, vous vivez dans une cave, vous n’avez rien à faire avec la réalité. Je ne peux payer mes instructeurs que pour les heures où ils volent, et ils n’ont pas les moyens de consacrer du temps à parler avec leurs élèves au sol. Si je veux survivre, je dois garder mes avions et mes instructeurs en l’air. Nous devons former nos élèves comme ça, leur donner quarante heures et une copie des ‘Douze Règles d’Or’ , les préparer pour le vol de contrôle, et puis recommencer tout cela avec le prochain troupeau. Dans un système comme celui-ci, vous êtes contraints d’avoir des accidents de temps en temps ! »
Je m’écoutais, et tout à coup je fus rempli de dégoût. Ce n’était pas quelqu’un d’autre qui disait ces mots, qui se battait pour défendre ces échecs, c’était moi, c’était ma propre voix. La mort de mon élève n’était pas inévitable ; je l’avais assassiné. Drake ne dit pas un mot. C’était comme s’il avait refusé de m’entendre. Il souleva un petit planeur de son bureau et le lança soigneusement en l’air. Il fit un tour complet par la gauche, et glissa pour s’arrêter au centre d’un petit X blanc peint sur le sol.
« Vous devez simplement être prêt à admettre » dit-il à la fin, « que si votre système engendre des accidents, alors la solution n’est pas de trouver des excuses aux accidents.»
«La solution » dit-il, «est de changer le système. »
Je suis resté une semaine à la cave, et j’ai vu que Drake n’avait pas raté une seule voie qui le conduirait à la perfection dans le vol. Instructeurs et élèves s’en tenaient à une relation très formelle, au sol, en l’air, dans les ateliers et dans les zones d’étude spéciales. Un incroyable respect pour les hommes et les femmes qui étaient instructeurs, presqu’un culte envers eux, emplissait le domaine de Drake. Drake lui-même appelait ses instructeurs « Monsieur », et les rapports des vols de chacun d’eux étaient imprimés et ouverts aux élèves. Le dimanche après-midi se tenait une manifestation aérienne de quatre heures avec des démonstrations de vol en formation d’avions construits par des élèves, et une séance de voltige à basse altitude réalisée par l’un des plus connus des pilotes de meetings du Sud-Ouest. L’influence et les idées de Drake se répandaient plus loin que je ne l’avait rêvé…
Je commençais à me poser des questions sur quelques autres excellents pilotes que je connaissais ; pilotes agricoles, pilotes de montagne, pilotes de ligne qui volaient sur des avions de sport dans leur temps libre. Se pouvait-il qu’ils aient quelque lien avec Drake, avec cette école ? J’ai demandé, mais Drake restait énigmatique.
« Quand vous croyez en quelque chose d’aussi vrai que le ciel » disait-il, « vous êtes voué à trouver quelques amis. »
L’homme dirigeait une incroyable école de pilotage, et quand fut venu le temps de partir, je lui dis en toute franchise. Mais une pensée persistait
« Comment pouvez-vous avoir les moyens de cela, Drake ? Cela n’est pas fait que de l’air du temps. D’où obtenez-vous votre argent ? »
« Les élèves paient pour leur entraînement » dit-il, comme si cela expliquait tout. Je dus le regarder fixement, plutôt bêtement.
« Oh, pas au début. Aucun élève n’a jamais eu un centime à son nom au début. Ils veulent simplement voler, plus que tout au monde. Mais chaque élève paie ce qu’il pense que son entraînement a valu. La plupart donnent environ dix pour cent de leur revenu à l’école, aussi longtemps qu’ils vivent. Certains donnent plus, d’autres moins. La moyenne est autour de dix pour cent. »
« Et dix pour cent d’un millier de pilotes de brousse, d’un millier de pilotes militaires, d’un millier de pilotes de ligne… cela nous fournit en essence et en huile. »
Encore ce sourire d’une demi-seconde brilla sur son visage.
« Et ça leur fournit la connaissance qu’il y aura d’autres pilotes qui arriveront à savoir plus sur le vol que sur la façon de conduire un avion.»
Cap au nord et à l’est, je volais en suivant le trajet retour sur ma carte. Je ne pouvais pas chasser ses mots de mon esprit. Apprendre plus à propos du vol que de la façon de conduire un avion ; prendre son temps avec un élève ; leur offrir la chose sans prix qu’est la compétence du vol.
Je peux changer mon école, pensais-je. Je peux choisir mes élèves soigneusement, au lieu de prendre tous ceux qui passent la porte. Je peux leur demander de payer ce que vaut l’instruction. Je peux payer mes instructeurs quatre fois ce que je les paye maintenant ; faire de l’instruction une profession à la place d’un curieux boulot. Quelques aides hors-entraînement peut-être : un moteur désassemblé, une coupe de structure d’avion. L’expérience de mes instructeurs écrite pour que leurs élèves la lisent. La fierté. Quelque histoire de première main, quelques séances de voltige, du vol à voile. L’habileté. Pas de bout de papier mais la connaissance.
Je coupais le moteur et la pompe électrique, en réfléchissant toujours. Choisis l’élève et consacre-lui du temps. Mon chef-pilote m’attrapa avant que je sois sorti de l’avion.
« Tu es de retour ! Nous t’avons recherché toute la semaine, te cherchant d’ici jusqu’à Cheyenne ! Nous pensions que tu étais mort ! »
« Pas mort. Pas mort du tout . Simplement venant à la vie » dis-je.
Et commençant une tradition, j’ajoutais
« Monsieur. »