dimanche 31 janvier 2010

Un quart d'heure à la Andy Warhol

Un quart d’heure à la Andy Warhol

« Dans le futur, chacun aura droit à un quart d’heure de gloire dans sa vie ».

C’est tout du moins ce qu’affirmait Andy Warhol en 1968. Bien sûr tout est relatif et dépend des ambitions de chacun.

Si on me demandait quel a été le mien, jusqu’à présent au moins, je vous raconterais un joli récit de vol.

Quoi ? Vous insistez ? Bon, allez, c’est bien parce que je pourrais fêter cette année le jubilée de ce moment particulièrement jubilatoire.

Nous sommes en été 1985 à Orléans et je vais pour la seconde fois participer au championnat de France des jeunes pilotes de vol à voile. Il n’y en aura pas d’autre car quelques mois plus tard je vais franchir la limite fatidique qui sépare pour les pilotes de planeurs les jeunes des… disons des moins jeunes. Le fait que ce soit la seconde fois a aussi son importance, car si la première n’a pas été un désastre, un an plus tôt à La Roche-sur-Yon, cela n’a pas non plus été une grande réussite. Quand on a la chance d’être envoyé en championnat parce qu’aux yeux des responsables de son club on représente une valeur plus ou moins sûre et qu’on se retrouve « aux vaches » dans un champ dès la première épreuve, ça aide à redevenir un peu plus modeste !

Pour ceux qui ne connaitraient pas, une épreuve en championnat de vol à voile consiste à parcourir un circuit imposé de plusieurs centaines de kilomètres en le plus petit temps possible, avec la liberté de prendre son départ à peu près quand on veut à l’intérieur d’une plage horaire déterminée (ouverture et fermeture d’une « porte »). En 1985 le contrôle des points de virages se faisait alors par la prise de photos. De nos jours le GPS s’occupe de prouver le bon passage aux points de contrôle. Il n’y a que dans le cas où tout le monde finit « aux vaches » dans un champ qu’on classe les pilotes à la distance parcourue. Un championnat de vol à voile est constitué de plusieurs épreuves, s’étalant sur une suite de jours.

Autant vous dire que cette année, pour cette première épreuve orléanaise, la modestie doit être ma plus grande qualité ! J’ai trop peur de recommencer comme l’année passée. Que ne donnerai-je pour au moins terminer cette épreuve, et éviter l'infamie de finir encore dans un champ ?

Une fois que nous sommes tous mis en l’air, en attendant l’ouverture officielle de la porte de départ, je sens que ça va être dur. Partant d’Orléans, nous devons aller tout d’abord à Courtenay (entre Melun et Auxerre), puis au pont-canal de Briare, et enfin revenir à notre base de départ. La distance, un peu plus de 170km, n’est pas très importante, les organisateurs craignent peut-être, arrivée d'un front chaud oblige, que cette épreuve ne soit trop éprouvante. La suite leur donnera raison. Le vent souffle du sud-ouest, à priori plus fortement que ce que nous en a dit la prévision météorologique. Ca devrait nous aider sur la branche de départ, mais ça n’augure rien de bon pour la fin du circuit, quand nous devrons rentrer avec une bonne composante de vent de face.

Les ascendances sont moins bonnes qu’annoncées, ou alors c’est moi qui me débrouille mal. Il y a aujourd’hui tout un tas de nuages appelés altocumulus, dont le seul effet en vol à voile est de masquer le sol de leur ombre et donc de réduire la chaleur offerte, et en conséquence la force des mouvements ascendants. Et pourtant il y a plusieurs autres planeurs de la compétition au moins trois cent mètres plus haut que moi, sans que je puisse monter à leur niveau. Ça m'énerve !

Ca y est, la porte est ouverte, on a le droit de partir. C’est ce que font les planeurs les plus hauts, peu enclins à traîner dans le coin avec ces conditions météo peu fiables, et qui devraient encore se dégrader. Moi aussi j’aimerais bien partir, mais c’est sûr que si je pars à 900 mètres alors que les autres sont partis à 1200 mètres, cela ne va pas augmenter mes chances de réussite. Je monte toujours aussi mal, mais ne me résigne pas à vider l’eau de mes water-ballasts, ces poches que l’on remplit pour augmenter le poids de l’appareil et lui donner de meilleures performances de plané.

On peut partir quand on veut pour l’épreuve, mais il y a quand même une heure à ne pas dépasser, et elle s’approche dangereusement pour moi. Alors, la mort dans l’âme, j’annonce mon départ à la radio, me maudissant intérieurement, tant qu’à ne pas être monté plus haut, de ne pas l’avoir fait plus tôt pour au moins bénéficier de la présence d’autres planeurs. C’est toujours plus facile à plusieurs, car on a la possibilité de je rejoindre un planeur qui monte lorsqu’on ne trouve pas soi-même une bonne ascendance. Alors que là, c’est le grand désert à perte de vue…

En fait de désert, ce qui s’offre à ma vue c’est tout d’abord la Forêt d’Orléans que je survole dans un plané irréel, sans la moindre ascendance mais au moins avec l’avantage d’être encore ballasté ce qui, additionné au vent arrière, fait défiler le paysage assez vite. Voici le Gâtinais, célèbre par ses ruches, dont je vais bientôt finir par admirer le travail des abeilles ouvrières de près à force de descendre. En allant vers le point de virage de Courtenay, je sais d’après ma carte me diriger vers l’aérodrome de Montargis qui pourra toujours faire office de terrain de secours, mais plus on est bas, moins on voit loin.

Et là ce que je regarde, ce sont les champs sous moi en commençant à faire mon choix… L’histoire est un éternel recommencement. Il ne faut pas que je me pose avec de l’eau dans les ailes, et je déclenche le déballastage. C’est malin ! Après avoir tant souffert pour garder cette eau…

Il y a quelques soubresauts de la masse d’air, qui me laissent furtivement espérer que ça remonte, mais que nenni ! Cela me permet néanmoins d’avancer de champ en champ, pour me rapprocher au moins du but. A un moment il faut bien se décider à y aller. Alors je vise ma dernière chance, un grand champ encore ensoleillé, orné d’une haie d’arbres, en espérant que le contraste entre les deux déclenche une ascendance. Et si ça ne marche pas, je n’aurais qu’à me poser dans le champ lui-même.

Pour être tranquille et pouvoir me concentrer sur mon pilotage, je sors le train d’atterrissage et vire sur le rideau d’arbres pour m’aligner sur le champ.

Et là miracle ! Miracle attendu un peu, certes, mais miracle tout de même. Non seulement ça se met à monter, le planeur comme mon moral, mais en reprenant ainsi de la hauteur je m’aperçois que ce qu’il y a de l’autre côté du rideau d’arbre, c’est… le terrain de Montargis lui-même ! J’aurais eu l’air particulièrement malin si je m’étais posé dans un champ à 300m à peine d’un aérodrome.

Dans ce que j’ai considéré jusqu’à présent au mieux comme de la malchance depuis mon départ, je décide de voir cela comme une chance, et non comme un pied de nez d’un destin facétieux. Surtout quand, un sourire aux lèvres, j’aperçois trois planeurs qui sont posés là…

Je rentre le train et je remonte le plus haut que je peux cette fois, et c’est plus facile une fois libéré du poids de mes ballasts. Cela me permet d’avancer vers Courtenay pour prendre ma photo, puis de revenir dans ce coin salvateur. Mais je pense surtout à la branche suivante du circuit, qui va s’effectuer avec une bonne composante de vent de face.

Par chance je me rends compte que les altocumulus qui masquaient de leur ombre une grande partie du paysage se sont orientés en grands rouleaux sombres plus ou moins perpendiculaires au vent. Ca ressemble aux situations d’onde orographique dans nos montagnes. On n’est pas dans les Alpes, mais je décide de cheminer de rouleau en rouleau comme cela doit se faire avec l’onde, c’est-à-dire couper droit sous un rouleau puis remonter au vent le long de son « bord d’attaque », son côté au vent.

Et ça semble marcher. Si je ne peux monter plus haut que les nuages comme le permettrait une situation d’onde, du moins cela me permet-il de ne pas trop chuter au total sur le chemin qui me mène au pont-canal de Briare. D’autres n’ont pas eu la chance de tenter ça car le damier des champs, sous moi, est constellé de tout un tas de planeurs, certainement des copains de la compétition. C’est à la fois bon pour le moral de savoir avoir fait au moins aussi bien qu’eux en distance, et un peu démoralisant en pensant que s’ils se sont fait avoir, avec pour la plupart une expérience plus grande que ne l'est la mienne de ces vols en plaine, ça ne devrait pas tarder à être mon tour.

Les meilleures choses ont une fin. Mon petit jeu de cache-cache avec les rouleaux de nuages ne m’a pas permis de rester indéfiniment à ma hauteur initiale, et il ne me reste plus grand-chose en arrivant au pont-canal. L’avantage c’est que je peux bien le voir, et c’est vraiment une réalisation étonnante que de faire passer un canal au-dessus de la Loire sans que leurs eaux ne se mélangent. L’inconvénient c’est que l’imagination s’envole. Or ce n’est pas le moment de jouer les touristes, concentrons-nous…

Je ne sais pas comment faire pour la suite du vol, qui s’avère bien compromise. Surtout que mes lectures me reviennent à l’esprit, qui racontaient ce que la Loire signifiait pour les vélivoles des «temps anciens», l’antiquité de ces vols de distance remontant à une trentaine d’années plus tôt. Ils parlaient d’une rupture climatique, de zones de grande chute, d’accident aérologique… On m’aurait dit que je devais m’avancer vers le Triangle des Bermudes, ça m’aurait fait plus ou moins le même effet.

Mais dans cet océan d’incertitudes, il y a au moins une chose que je sais, c’est que tant qu’à être posé près d’un point de virage, il vaut mieux que ce soit après en avoir pris la photo, c’est toujours moins pénalisant. Comme il y a un beau champ entre le pont et moi, facile à repérer car il y a déjà un planeur de posé dedans, je décide d’aller faire ma photo et de revenir illico me vautrer dans ce champ, c’est tout ce que doit me permettre l’altitude qui me reste.

Je m’avance donc sur la pointe des ailes pour faire ma photo et là, où le canal et la Loire se croisent les bras, ça se met à monter… Ca monte doucement, mais ça monte. La Loire qui faisait si peur aux pilotes d’antan a du avoir pitié du novice que je suis et je me mets à chantonner « Il était un petit navire… »

« …les mètres vinrent, vinrent par milliers… » Peut-être pas par milliers, mais par quelques centaines et ce n’est déjà pas si mal. Une analyse rapide de la situation me laisse alors supposer que ce qui s’est déjà produit une fois a des chances de se reproduire, et le banc de sable ou de galets bien clairs qui forme une île au niveau du pont ne devant pas être étranger à la création de cette ascendance providentielle, je décide, pour la suite du voyage, de cheminer en suivant le fleuve et les plages blanches qui en émergent.

Bon, d’accord, ça ne monte pas très haut à chaque fois, mais au moins je reste à environ quatre cent mètres de moyenne et arrive à avancer vers l’ouest et donc à remonter le vent. Mais voilà qui risque de perturber mon petit train-train de batelier : En arrivant à Giens grossissent devant moi les tours de refroidissement de sa centrale nucléaire. Je me dis alors que c’est pile-ou-face, soit ça va améliorer les choses, soit ça va les contrarier.

Ce qui me contrarie surtout, c’est que je ne sais pas si j’ai le droit de survoler ces machins (et d’ailleurs l’avenir, seize ans plus tard, verra s’instaurer en ces lieux des zones interdites) mais je me rassure en me disant que le planeur que j’utilise appartient au comité d’entreprise de EDF, et qu’ils seront certainement indulgents…

Je profite donc de ma dernière montée en plage de Loire pour me lancer au-dessus d’une des tours. Si ça ne marche pas, il y a heureusement beaucoup de champs aux alentours, mais il faudra faire attention car il y a aussi pas mal de lignes électriques. Je m’approche de la paroi. La vision du bouillonnement de vapeur qui en sort est dantesque. Je décide de m’appuyer sur cette espèce de nuage comme on le fait en vol de pente sur une montagne. Au début rien ne se passe et tout d’un coup je reçois une poussée énorme, me retrouve sur la tranche… éjecté de la tour par l’ascendance trop puissante.

Je fais vite demi-tour (demi-tour vers la tour) pour tenter une seconde passe. Je sais qu’il ne pourra pas y en avoir d’autres car mon altitude ne me le permettra plus. Je survole à nouveau le bord de la tour de refroidissement, en espérant qu’il n’y a pas trop d’électrons subrepticement échappés de la centrale nucléaire. En arrivant à l’endroit où je me suis fait éjecter tout-à l’heure, je lance mon appareil dans un virage à grande inclinaison du côté de la colonne de vapeur. Et ça marche ! Ca secoue fort juste après, mais j’arrive à maintenir le planeur dans cet ascenseur. Le ciel est bien gris au-dessus de moi, mais ça monte, ça monte, ça monte… flirtant avec le panache qui s’élève près de moi.

A 1100m ça se calme, et je dois reprendre ma route. Il reste 33km à parcourir pour regagner Orléans. Ca risque d’être juste avec du vent de face. Alors je m’applique à soigner mon pilotage pour gagner (au moins psychologiquement) des petits points de finesse. Le temps est long. On a envie d’accélérer mais il ne le faut pas. Ma carte et de rapides calculs me disent que le plan se maintient, que ça va peut-être rentrer.

Une éternité plus tard je m’annonce en arrivée. La fréquence radio est bizarrement calme, j’ai l’impression de réveiller les gens au sol. Il ne me reste pas de quoi faire un passage à grande vitesse, tout juste un survol de l’aérodrome très tranquille, avant de rejoindre le circuit de piste pour me poser. Ce survol du terrain me renseigne sur l’ampleur du désastre sportif du jour : Avec mes 50km/h de moyenne, je pensais arriver bien tard après les autres rescapés, mais il n’y a pas un seul planeur au sol. Je me re-concentre pour l’atterrissage, ce n’est pas le moment de faire une boulette, mais une fois posé, en ouvrant ma verrière, je hurle de joie. Je suis le seul rentré !

Aucun autre planeur n’a réussi le circuit dans ma classe de planeurs, et mon quart d’heure de gloire warholien a duré presqu’une journée. Les jours suivants le championnat a continué avec pour moi des hauts et des bas, laissant une hiérarchie sportive plus conventionnelle reprendre sa place.

Mais cette journée orléanaise m’a depuis laissé une douce chaleur au cœur…