samedi 14 mars 2009

La chemise de M.Mongolfier

M.Montgolfier n’avait jamais eu de bonheur avec ses chemises. Il les perdait toutes de la même façon : un beau matin ; derrière la maison, elles quittaient leur corde à linge, montaient dans le ciel, et là-haut le vent les emmenait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du vent, rien ne les retenait. C’était, paraît-il, des chemises indépendantes, voulant à tout prix le grand air et la liberté. Le brave M.Montgolfier, qui ne comprenait rien au caractère de ses habits, était consterné.

Il disait : « C’est fini ; les chemises s’ennuient chez moi, je n’en garderai pas une ».Cependant, il ne se découragea pas, et, après avoir perdu six chemises de la même manière, il en acheta une septième ; seulement cette fois il eut soin de la prendre toute petite et bien amidonnée, pour qu’elle s’habitue mieux à demeurer chez lui.

Ah ! Qu’elle était jolie la petite chemise de M.Montgolfier. Qu’elle était jolie avec ses boutons blancs, ses épaulettes de sous-officier, ses manchettes noires et luisantes, ses plis légers et ses longs fils blancs qui lui faisaient une frange ! et puis docile, caressante, se laissant enfiler sans bouger, sans mettre sa manche de travers : un amour de petite chemise… M.Montgolfier avait dans sa maison un fil pendu à la crémaillère . C’est là qu’il suspendit sa nouvelle pensionnaire.

Il l’attacha au fil au plus bel endroit de l’âtre, en ayant bien soin de lui laisser beaucoup de corde, et de temps en temps il venait voir si elle était bien. La chemise se trouvait très heureuse et sentait la lavande de si bon cœur que M.Montgolfier était ravi.
« Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s’ennuiera pas chez moi ! »
M.Montgolfier se trompait, sa chemise s’ennuya. Un jour, elle se dit en regardant la cheminée :
« Comme on doit être bien, là-haut ! Quel plaisir de voler dans la tuyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le col… C’est bon pour le caleçon ou le pantalon de sécher au-dessus d’un feu !… Les chemises, il leur faut du large ».

A partir de ce moment, la cendre de l’âtre lui parut fade. L’ennui lui vint. Elle rétrécit ; son teint de lait se fit terne. C’était pitié de la voir tout le jour tirer sur sa corde, le col tourné du côté de la cheminée, les manches ouvertes et faisant : Hé !…tristement. M.Mongolfier s’apercevait bien que sa chemise avait quelque chose, mais il ne savait pas ce que c’était…

Une tâche, peut-être ?

Un matin, comme il achevait de la défroisser, la chemise se tourna vers lui et lui dit dans son patois :« Ecoutez, monsieur Montgolfier, je me languis chez vous. Laissez-moi aller dans la cheminée »

« Ah ! mon Dieu !… Elle aussi ! » cria M.Montgolfier stupéfait.

Et, du coup, il laissa tomber son écuelle… Puis, s’asseyant par terre à côté de sa chemise :
« Comment, Liquette, tu veux me quitter ? »

Liquette répondit :
« Oui, monsieur Montgolfier.
- Est-ce que l’amidon te manque ici ?
- Oh non ! monsieur Montgolfier.
- Tu es peut-être attachée trop court, veux-tu que j’allonge la corde ?
- Ce n’est pas la peine, monsieur Montgolfier.
- Alors, qu’est-ce qu’il te faut ? Qu’est-ce que tu veux ?
- Je veux aller dans la cheminée, monsieur Montgolfier.
- Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu’il y a le vent, au-dessus de la cheminée… Que feras-tu quand il soufflera ?…
- Je lui donnerai des coups de manchette, monsieur Montgolfier.
- Le vent se moque bien de tes manchettes. Il m’a emporté des jaquettes autrement emmanchées que toi… Tu sais bien, la vieille Lacoste qui était ici l’an dernier ? une maîtresse chemise, forte et méchante comme un blouson. elle s'est débattue contre le vent toute la nuit… puis au matin le vent l’a emportée.
- Pécaïre ! pauvre Lacoste !… Ca ne fait rien, monsieur Montgolfier, laissez-moi aller dans la cheminée.
- Bonté divine ! dit M.Montgolfier… mais qu’est-ce qu’on leur a donc fait, à mes chemises ? Encore une que le vent va m’emporter… Eh bien, non… je te sauverai malgré toi, coquine, et, de peur que tu ne rompes ta corde, je vais t’enfermer dans l’armoire, et tu y restera toujours ».

Là-dessus, M.Montgolfier emporta la chemise dans une armoire toute noire, dont il ferma la porte à double tour. Malheureusement, il avait oublié de verrouiller un tiroir, et à peine eut-il le dos tourné que la petite s’en alla…

Quand elle arriva dans la cheminée, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux linteaux n’avaient rien vu d’aussi joli. On la reçu comme une petite reine. Les bûches de châtaigner brûlaient jusqu’au cœur pour la réchauffer du bout de leurs brindilles. Les flammes d’or rougissaient sur son passage, et sentaient bon tant qu’elles pouvaient. Toute la cheminée lui fit fête.

Plus de corde. Plus de pince à linge… rien qui l’empêchât de gonfler, de monter à sa guise… C’est qu’il y en avait, de la chaleur ! jusque par-dessus le col…Et quelle chaleur ! Savoureuse, fine, dentelée, faite de mille bûches… C’était bien autre chose que la poussière du tiroir. Et les braises, donc !… De grandes lucioles dorées, des étoiles de pourpre à la longue chevelure, toute une forêt de lumières sauvages débordant de lumière capiteuse ! La chemise blanche, à moitié ivre, se vautrait au-dessus les manches en l’air et roulait le long du conduit, pêle-mêle avec les scories catapultées et la fumée…

Puis, tout à coup, elle se redressait d’un bond sur ses boutons de manchettes. Hop ! la voilà partie, le col en avant, à travers les conduits et les poussières, tantôt sur un côté, tantôt bien déployée, là-haut, en bas, partout… On aurait dit qu’il y avait dix chemises de M.Montgolfier dans la cheminée. C’est qu’elle n’avait peur de rien, la Liquette !

Elle franchissait d’un saut de grands tuyaux qui la salissaient, au passage, de poussière sèche et de suie. Alors, toute dégoûtante, elle allait s’étendre sur quelque brique plate et se faisait épousseter par le courant d’air… une fois, s’avançant au bord d’un arceau, elle aperçut en bas, tout en bas devant l’âtre, les pantoufles de M.Montgolfier, avec des trous derrière.

Cela la fit rire aux larmes.« Que c’est petit ! dit-elle, comment ai-je pu vivre là-bas ? »Pauvrette ! de se voir si haut perchée, elle se croyait au moins aussi grande que le Monde…En somme, ce fut une bonne ascension pour le chemise de M.Montgolfier.

Tout à coup, le vent fraîchit. La cheminée devint noire ; c’était le sommet.« Déjà ! » dit la petite chemise ; et elle s’arrêta fort étonnée. En bas, la pièce était noyée de fumée.

Les pantoufles de M.Montgolfier disparaissaient dans ce brouillard, et de l’armoire on ne voyait plus que le tiroir entr’ouvert et un bout de poignée ; elle se sentit l’âme toute triste… Une hirondelle qui rentrait la frôla de ses ailes en passant.

Elle tressaillit… Puis ce fut un long hurlement au-dessus de la cheminée : « Hou ! Hou ! » Elle pensa au vent ; de toute la montée, la folle n’y avait pas pensé… au même moment, une trompe sonna bien loin vers l’escalier. C’était ce bon M.Montgolfier qui tentait un dernier effort. « Hou ! Hou… » faisait le vent.

« Reviens ! reviens !… » criait la trompe. Liquette eut envie de rentrer ; mais, se rappelant la corde, l’armoire, la naphtaline, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire à cette vie, et qu’il valait mieux rester…

La Montgolfière était née


© AD et JNV, 4 août 2003 (texte écrit à l'époque pour égayer le forum http://www.aerostories.org/~aeroforums/ )