jeudi 8 février 2018

Une histoire de (grandes) familles...

Ce 10 janvier 2018, le journal le Dauphiné Libéré, s'est fait l'écho de la disparition, le jour suivant son 96e anniversaire, de Bernard Delachenal. Il fut mon professeur de maths à l'université de Savoie. Voulant lui rendre hommage, pour des particularités de sa vie qui forcent l'admiration, et sur lesquelles je reviendrai, je me suis intéressé au nom de naissance de sa mère, Geneviève de Montgolfier, car cela réveillait en moi des discussions sympathiques que nous avions eues sur les Aéroforums, retraçant les liens qui pouvaient unir la dynastie des Montgolfier et d'autres personnages célèbres. Cette discussion s'était à l'époque terminée dans un délire complet, qui avait donné naissance au texte « La chemise de M.Montgolfier » que l'on trouvera par ailleurs.
Faisons un petit saut dans le temps, en France au XVIIIe siècle. Pierre Montgolfier dirige en Ardèche une fabrique de papier, fondée par son bisaïeul Jacques en 1558. La légende remonte même encore plus loin, et on dit que leur ancêtre Jean Montgolfier, participant à une croisade, aurait été fait prisonnier par les Turcs en 1147 et qu'il aurait été contraint pendant trois ans de travailler dans un moulin à papier à Damas. En rentrant en France, il aurait ramené des exemplaires de ce papier de Damas, et surtout le secret de sa fabrication. Pierre est né en 1700, il sera anobli en 1783 suite aux exploits de deux de ses garçons, en gagnant une particule au passage, et il s'éteindra en 1793. Il fait du papier, mais il fait aussi des enfants, seize au total. C'était assez commun à l'époque, alors nous allons donc éviter de nous disperser sur toutes les branches de son arbre généalogique, qui, à chaque génération, ressemble plus à un baobab qu'à un pommier du Japon.
Nous allons nous attarder sur quatre de ces seize enfants. Tout d'abord, par ordre d'importance aéronautique car en fait ce n'est pas du tout leur ordre dans la fratrie, il y a Joseph-Michel (1740-1810) et Jacques-Étienne (1745-1799). Joseph et Étienne, pour simplifier, sont les inventeurs du ballon à air chaud auquel on donnera leur nom, la montgolfière. L'histoire, ou au moins sa version enjolivée, dit que c'est voyant une chemise, gonflée par l'air chaud d'un âtre, se dandiner et semblant vouloir prendre son envol, qu'ils ont eu l'idée de mettre en pratique cette propriété ascensionnelle de l'air chauffé, au début avec des sacs en papier, puis pour construire un aérostat. Avec cette invention, c'est la première fois qu'un vol humain est réellement attesté. Ils ont quand même failli se faire battre d'une courte tête par Jacques Charles et les frères Robert (Anne-Jean et Nicolas-Louis), qui font voler à peine quelques jours plus tard le premier ballon à gaz. Les premiers envols humains, en montgolfière et en « charlière », se sont déroulés la même année, en 1783.
Au passage, la fille d'Étienne de Montgolfier, Alexandrine, épousera un Barthélémy Barou de La Lombardière de Canson. C'est lui qui reprendra par la suite la papeterie familiale, qui deviendra la manufacture royale « Canson et Montgolfier », puis Canson tout court. Il est heureux qu'il n'ait d'ailleurs utilisé qu'une partie de son patronyme. Vous imaginez, de nos jours, les profs de dessin, demandant à leurs élèves : « Vous penserez à apporter une pochette de papier Barou de La Lombardière de Canson, blanc, 180 g/m² » ? C'est important aussi pour l'aviation dans les Alpes car il y a un lien entre les papetiers d'Annonay et le premier vol d'un ballon en Savoie, en 1784. C'est parce que les papeteries du Bout du Monde, à Saint-Alban-Leysse, appartenaient à la famille Montgolfier que la nouvelle des premiers envols, en Ardèche et à Paris, arrive très vite en Savoie, qui n'était alors pas française. En entendant cela, les jeunes nobles et bourgeois chambériens décident de ne pas être en reste, et une montgolfière décolle de Buisson-Rond en mai 1784, pour se poser exactement où se situe de nos jours l'aérodrome de Challes-les-Eaux. C'est le huitième vol d'un être humain au Monde, C'est d'ailleurs du papier fabriqué à Leysse qui sert à confectionner cet aérostat.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre troupeau de Montgolfier. Le troisième rejeton de Pierre, Raymond, a cinq enfants, dont deux filles, Augustine-Thérèse et Jeanne. Accrochez-vous bien, car arrive dans notre histoire un certain Marc Seguin (1786-1875), qui va embrouiller un peu l'arbre généalogique en se mariant deux fois. Marc Seguin est le fils d'Augustine-Thérèse, et il épouse en première noce Rose-Augustine Duret, sa cousine car fille de Jeanne. Puis à 52 ans, devenu veuf, il se remarie avec Marie-Augustine de Montgolfier, sa petite-cousine car petite-fille de Jeanne et nièce de la défunte première épouse. Comme Marc Seguin sera au total père de 19 enfants, 13 de la première couche et 6 de la seconde, et qu'il ne sera pas le seul à convoler avec d'autres éléments de la même famille, on se dispensera de l'arbre généalogique complet qui devient vite très compliqué. Marc Seguin n'est pas célèbre que par ses unions consanguines. Il est surtout un inventeur prolifique, qui va s'associer avec ses frères pour exploiter le fruit de ses travaux. Il construit les premiers ponts suspendus à câbles, invente la chaudière tubulaire qui va permettre l’avènement de la locomotive et des bateaux à vapeur, et crée la première ligne ferroviaire en France. Il conduit également des recherches dans le domaine de l'aéronautique. Il sera aussi le grand-père de Louis Seguin, né en 1869 et décédé en 1918. Ce dernier, ingénieur de l’école Centrale de Paris, s'illustrera dans le développement des premiers moteurs d'avion, et en particulier avec le célèbre Oméga rotatif de sa société Gnome.
Nous arrivons enfin au quatrième fils de Pierre de Mongolfier qui nous intéresse, un des plus jeunes, Augustin (1741-1788). Enchaînons sur les générations suivantes, ses fils, petit-fils et arrière-petit-fils, Michel (1777-1851), Augustin (1814-1868) et Joseph (1858-1908), pour arriver à Geneviève de Montgolfier (1889-1976). Elle épouse Joseph Delachenal, avocat qui sera à trois reprises député de la Savoie, en 1910-1914, en 1920-1924 puis de 1945 à 1958. Ils ont six enfants, mais vous commencez à être habitués à cette loi des grands nombres.
Passons rapidement sur les numéros 2 (Marie-Josèphe, 1913-2000, devenue Madame Reverdy), 3 (François, 1916-1985) et 6 (Jean, né en 1924, il succédera à son père en 1958 comme député de la Savoie, avant de transmettre son siège en 1973 à Louis Besson).
L'aîné des enfants Delachenal, Eugène, est ingénieur polytechnicien. Il épouse en juin 1942 Geneviève Mitterrand (1919-2006), la sœur de qui vous savez. Il est conseiller technique auprès de la Banque Européenne d'Investissement. Il va périr le 12 août 1958 dans un accident de montagne sur lequel nous allons revenir.
Le numéro 4, Pierre Delachenal, est né en 1919. Saint-Cyrien en 1939, il devient pilote après avoir intégré l'armée de l'Air. Il est affecté en 1943 au groupe de chasse Lafayette avec lequel il participe au débarquement de Provence le 15 août 1944. Resté pilote de combat à l’issue de la guerre, Pierre Delachenal est nommé en 1949 commandant de l’escadron de chasse 3/2 "Côte-d’Or", basé à Dijon et équipé de jets De Havilland D.H. 100 Vampire. En 1951, il prend le commandement de la troisième escadre de chasse, basée à Reims. Alors que les équipes qui représentent l'Armée de l'air dans les meetings aériens sont encore composées de Stampe, le commandant Delachenal met sur pieds une patrouille de la troisième escadre, sur les lourds Republic F-84G Thunderjet. Cette équipe est désignée patrouille acrobatique française officielle de l'année. La consécration vient le 17 mai 1953, à l’occasion du meeting aérien d’Alger. Devant l’enthousiasme de la foule, la beauté de la présentation, et sans parler de l’enjeu, puisque les Skyblazer américains qui volent également sur Thunderjet sont de la partie, au micro le commentateur, Jacques Noetinger, qualifie soudain cette formation de "Patrouille de France". C'est un gros succès. L’appellation devient officielle dès le 14 septembre, ce sera désormais celle de cette équipe de démonstration de l’armée de l’Air. Pierre Delachenal en sera le premier commandant, jusqu’en 1954. La Patrouille de France sera ensuite confiée chaque année à une unité différente. Pierre Delachenal poursuivra, lui, son très beau parcours dans l’armée de l’Air : chef du deuxième commandement aérien tactique (CATAC), commandant de la 13e brigade aérienne et de la 2e région aérienne, inspecteur de l’aviation de chasse, puis inspecteur technique de l’armée de l’Air. A l’issue de sa carrière militaire, il deviendra conseiller technique de la SNIAS, la future Aérospatiale. Il décède le 17 août 2011 et repose, comme bien des personnes concernées par la fin de ce récit, au cimetière de Saint Pierre d'Albigny.
Voici enfin notre dernier personnage, le n°5 chez les Delachenal, Bernard. C'est mon professeur de maths, celui pour qui nous avons suivi une petite histoire de ces grandes familles. Il est né en 1922 à Paris, mais c'est en Savoie, à la maison familiale de Saint Pierre d'Albigny, qu'il passe toutes ses vacances avec ses frères et sœurs. La montagne est une véritable passion familiale, et ils arpentent chaque été les sommets environnants. Bernard Delachenal étudie à Paris chez les Jésuites, puis se tourne vers l'enseignement et passe l'agrégation de mathématiques. En 1946, il se marie avec Christine Armenjon qui lui donnera huit enfants. Les Arminjon sont une vieille famille savoyarde, et Xavier Dullin, président actuel de l'agglomération du grand Chambéry est lui-même le neveu de Christine. Le 12 août 1958, c'est le drame dans les Alpes. Lors d'une de ces randonnées, Eugène, est emporté par un éboulis. Bernard tente de le retenir, sacrifiant en vain son bras et sa main cisaillés par la corde. Mais il ne parvient pas à arrêter la chute de son frère aîné, qui est tué dans l'accident. Bernard Delachenal s'installe à Chambéry, et enseigne les maths au lycée Vaugelas puis, plus tard, à l'université de Savoie. Dépassant le handicap de son bras blessé, il pratique le tennis de table à haut niveau, avec la particularité d'utiliser une raquette en bois sans garniture caoutchoutée, et il est même sacré champion des Alpes dans les années 70. Il devra arrêter cette pratique sportive sur la fin de sa vie, rendu aveugle par des glaucomes mal soignés.
Dans les années 80, Bernard Delachenal était donc un de nos professeurs de maths à la fac de Chambéry. Je ne sais pas si ça pourrait se faire davantage aujourd'hui, mais quand on était étudiant à mon époque, on ne discutait pas vraiment avec les professeurs, encore moins de leur vie privée. Pour lui, c'était encore plus impensable, on était impressionné par ce bras tenu dans un baudrier et cette main toujours gantée. C'est bien dommage, j'ai côtoyé un arrière-arrière-arrière-arrière-petit neveu des inventeurs du ballon à air chaud, sans le réaliser, sans lui en parler.
Mais peut-être, même en le sachant, comme la montgolfière après son vol, me serais-je dégonflé ?
JNV, janvier 2018